Petit traité de confinement

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Vu de Bruxelles, le récit de trois semaines où nos vies ont bas­cu­lé dans une hal­lu­ci­na­tion col­lec­tive, dans les pré­misses d’une socié­té de la « dis­tan­cia­tion sociale ». Trois semaines entre « pou­voirs spé­ciaux », impré­pa­ra­tion et ges­tion cri­mi­nelle de la crise sani­taire, au bout des­quelles la colère, elle aus­si, pour­rait deve­nir virale.

Petit traité de confinement à l’usage des réfractaires (de Belgique et d’ailleurs)

C’est une image. Celle d’un ermite qui ter­mi­nait son hiber­na­tion, celle d’un auteur plon­gé dans l’écriture de son livre, d’un étu­diant en blo­cus inten­sif, ou de n’importe qui d’autre qui se serait accor­dé quelques jours de retrait du monde, puis qui, sen­tant l’arrivée du prin­temps, serait res­sor­ti de chez lui et aurait décou­vert les rues de Bruxelles enso­leillées, vidées de leur fré­né­sie habi­tuelle, où l’air n’avait jamais été si peu pol­lué et où le bruit des moteurs avait fait place au chant des oiseaux… Les magno­lias étaient en fleurs. Quelques files d’humains aux visages par­fois ter­ri­fiés et mas­qués, tapaient le pavé en atten­dant d’entrer dans les phar­ma­cies ou dans les rares com­merces ouverts, où les atten­daient des rayons vidés de cer­tains pro­duits de base. Pour le reste, l’espace public était occu­pé prin­ci­pa­le­ment par des groupes sociaux habi­tuel­le­ment peu visibles, aux­quels des béné­voles dis­tri­buaient de la nour­ri­ture en ten­tant vaille que vaille de leur trou­ver des places dans des centres d’accueil…

C’est à un pas­sé loin­tain que sem­blait déjà appar­te­nir ce qui consti­tuait nos exis­tences quelques jours plus tôt… Nous étions alors fin février et les dan­gers du virus sem­blaient éloi­gnés, quatre mois après son appa­ri­tion sur le mar­ché aux ani­maux de Wuhan. Le 28 février, notre Ministre de la San­té publique qua­li­fiait encore des méde­cins l’alertant sur le Covid-19 de « dra­ma queens » (« tra­gé­diennes »), même si l’Italie venait de confi­ner dix villes du nord. Dans les pre­miers jours de mars, plu­sieurs pays avaient com­men­cé à inter­dire les ras­sem­ble­ments de plus de 1000 per­sonnes, puis de 100 per­sonnes. Le 12 mars, confir­mant des études publiées deux semaines aupa­ra­vant, l’Organisation Mon­diale de la San­té ces­sait de par­ler d’épidémie et décré­tait l’état de pan­dé­mie. Et d’un coup, tout ou presque a fer­mé, des écoles aux bars, des ciné­mas aux lieux publics. Seuls sont res­tés les maga­sins d’alimentation et les entre­prises « essen­tielles ». Impos­sible d’ignorer le mot d’ordre. À la place des habi­tuelles publi­ci­tés pour des voi­tures, des vête­ments ou des voyages, les bornes publi­ci­taires JCDe­caux arbo­raient des affiches du gou­ver­ne­ment : « #stay­home », « #flat­ten­the­curve », « #jesui­schez­moi », « Tous ensemble contre le Covid-19 »

Le 5 avril, la famille royale belge envoie ses vœux à la popu­la­tion (“Cou­rage, ensemble nous sommes forts”) depuis son domaine de 186 hec­tares, dont la super­fi­cie dépasse celle de cer­taines com­munes de la région bruxelloise.

En un temps record, la néces­si­té du confi­ne­ment s’est impo­sée même aux plus scep­tiques. Le puis­sant déni dans lequel s’était enfer­mé l’État était deve­nu patent. Face à la logique éco­no­mique qui cher­chait à main­te­nir un maxi­mum de sec­teurs en acti­vi­té, on a été nom­breux à défendre le confi­ne­ment comme un acte de soli­da­ri­té envers les plus expo­sés, le prix à payer pour évi­ter l’engorgement du sys­tème hos­pi­ta­lier. Mais les ques­tions et les craintes légi­times, on a eu à peine le temps de se les poser. L’urgence sani­taire pesait de tout son poids dans la balance. Pour­tant, ça fait mal d’obéir sans résis­tance à des mesures inouïes de sus­pen­sion de nos liber­tés civiles fon­da­men­tales, impo­sées avec une rapi­di­té et une faci­li­té déconcertantes.

#JeResteàLaMaison… à regarder passivement le désastre ?

Dans un pre­mier temps, on a pen­sé qu’il s’agirait de faire le gros dos pen­dant quelques temps, en atten­dant que ça passe. Le confi­ne­ment allait durer trois semaines, nous pré­ci­sait-on. Alors on est res­té chez soi, comme un tiers de l’humanité, à réor­ga­ni­ser vaille que vaille son quo­ti­dien. Pas­sée la sur­prise et la panique des bou­lots tom­bés à l’eau, des reve­nus pas assu­rés, des pro­jets et des ren­dez-vous annu­lés, des cyber-réunions cen­sées gérer urgences et incer­ti­tudes, de la mise au chô­mage tech­nique, cer­tains avaient ten­té de répondre à la consigne de l’enseignement en ligne ou du télé-tra­vail mal­gré l’improvisation géné­rale en la matière, et pour cer­tains les enfants dont il fal­lait s’occuper en même temps.

Le reste avait ins­tan­ta­né­ment sui­vi : fes­ti­vals, ciné­ma, concerts, théâtre, thé­ra­pie, yoga, sport, karao­ké, apé­ros… un grand nombre d’activités (sociales, cultu­relles, com­mer­ciales et même mili­tantes) s’était trans­fé­ré en ligne, dans les mailles notam­ment des réseaux sociaux et de leurs algo­rithmes. Les tenants des tech­no­lo­gies numé­riques ne se tenaient plus. Les ser­veurs satu­raient. L’action de Net­flix s’envolait. L’argent liquide se voyait ban­ni de cer­tains com­merces. Sou­dain, les opé­ra­teurs de télé­com­mu­ni­ca­tions car­to­gra­phiaient sans com­plexe les dépla­ce­ments des Belges pour véri­fier s’ils res­pec­taient bien le confi­ne­ment. Un de ces opé­ra­teurs déploya même une 5G light dans cer­taines par­ties du pays, pre­nant tout le monde de court et impo­sant une situa­tion de fait accom­pli cen­sée pous­ser la Région bruxel­loise à adap­ter ses « normes d’é­mis­sions trop strictes »… La « dis­tan­cia­tion sociale » était une véri­table aubaine, capable de pré­ci­pi­ter la socié­té vers le tout-vir­tuel, et lar­guant bru­ta­le­ment au pas­sage ceux qui, à défaut d’avoir une connexion inter­net, un smart­phone ou une carte de cré­dit, se voyaient d’autant plus exclus de l’accès à l’information, aux ser­vices et même à la sacro-sainte consommation.

Tout était allé très vite. Pen­dant la pre­mière semaine, bon nombre de confi­nés, cher­chant à dis­si­per la confu­sion ambiante et à trou­ver des prises pour pen­ser les ques­tions posées par le virus, se sont retrou­vés les yeux rivés sur des fils d’actualités fai­sant tour­ner en conti­nu le comp­teur des décès. Trans­for­més en scrol­leurs éber­lués ten­tant d’opérer un tri dans dans une défer­lante inces­sante d’informations hal­lu­ci­nantes et frag­men­tées, ils avaient pu voir, par exemple, les États-Unis ten­ter de mettre la main sur un labo­ra­toire alle­mand tra­vaillant sur un vac­cin puis impor­ter fiè­re­ment 500.000 kits de tests d’Italie au moment où la pénin­sule était deve­nue le prin­ci­pal foyer mon­dial de la pan­dé­mie ; la Répu­blique tchèque sub­sti­tuer à l’Italie 650.000 masques de pro­tec­tion tran­si­tant par son ter­ri­toire, tan­dis que la France et l’Allemagne ne fai­saient que refu­ser de par­ta­ger leurs stocks avec la pénin­sule, et que des aides en per­son­nel et en maté­riel médi­cal y étaient envoyées de Cuba, de Chine et de Rus­sie… Ils avaient pu entendre l’Union euro­péenne se taire dans toutes les langues, pen­dant que sa Banque cen­trale déblo­quait 750 mil­liards d’euros pour « ras­su­rer les mar­chés » au lieu de sou­te­nir l’économie réelle. Entendre le pré­sident fran­çais décla­rer mar­tia­le­ment l’entrée « en guerre » de nos pays contre le virus, comme s’il s’agissait de tra­quer un enne­mi inté­rieur, alors que c’était à une guerre logis­tique qu’on assis­tait, oppo­sant des pays déve­lop­pés inca­pables de faire face à la situa­tion, s’entre-déchirant pour obte­nir des équi­pe­ments de pro­tec­tion ou la pater­ni­té de médi­ca­ments et vaccins.

Une « guerre » capable de pro­vo­quer la fer­me­ture des fron­tières, l’effacement des par­le­ments, l’installation de mesures d’« excep­tion » (dont cer­tains ont immé­dia­te­ment œuvré pour obte­nir la « pro­lon­ga­tion illi­mi­tée », à l’instar du Pre­mier ministre hon­grois)… et qui avait même réus­si à doter la Bel­gique d’un gou­ver­ne­ment après 10 mois d’affaires cou­rantes et de négo­cia­tions poli­tiques infruc­tueuses ! Certes pro­vi­soire, ce « gou­ver­ne­ment Coro­na » rele­vait d’une qua­si union natio­nale qui l’avait doté des « pou­voirs spé­ciaux ». Il avait le sou­tien d’un très large éven­tail de forces poli­tiques, à quelques excep­tions près dont celle des par­tis natio­na­listes fla­mands (les plus impor­tants du pays en nombre de voix), qui avaient pré­fé­ré res­ter en embus­cade. Le gou­ver­ne­ment soi­gnait sa com­mu­ni­ca­tion et avait d’emblée por­té au pinacle le per­son­nel soi­gnant, à qui il offrait en guise de gage de confiance une équipe minis­té­rielle com­po­sée de pro­fes­sion­nels de la « restruc­tu­ra­tion » des soins de san­té. À sa tête : la pre­mière femme Pre­mière ministre du pays, dont le carac­tère calme et ras­su­rant plai­sait à une par­tie de la popu­la­tion, même si elle jus­ti­fiait les coupes dra­co­niennes dans le domaine de la San­té (902 mil­lions d’euros !), lorsqu’elle occu­pait aupa­ra­vant le poste de Ministre du Bud­get, en évo­quant le « manque d’ef­fi­cience » et la « sur­ca­pa­ci­té dans l’offre » des hôpi­taux… Et au poste clef de la San­té : la ministre qui s’employait depuis six ans, avec une dévo­tion presque tou­chante, à réa­li­ser métho­di­que­ment « des réformes et des éco­no­mies, non pas à la hache, mais au scal­pel fin » pour « contri­buer à l’équilibre bud­gé­taire. » Celle-là même qui décla­rait il y a quelques années que « Si les infir­mières se plaignent, c’est qu’elles ont du temps libre. » 

Un système d’injonctions contradictoires

Si les infir­mières n’avaient désor­mais plus de « temps libre », une bonne par­tie de la popu­la­tion, elle, fai­sait l’expérience de sa sou­daine abon­dance. Par­fois cla­que­mu­rés plu­sieurs jours d’affilée der­rière leurs écrans, cer­tains confi­nés ont ten­té de sor­tir la tête de l’anxiété et du brouillard ambiants ; qui en vou­lant rat­tra­per leur retard de lec­ture ou de repos (mais en fai­sant sou­vent le constat que le contexte n’y était pas pro­pice) ; qui en trou­vant refuge dans la bois­son, la nour­ri­ture ou le ménage ; qui en s’adonnant à des ses­sions com­pul­sives de jeux en ligne ou à d’innombrables passe-temps plus ou moins névro­tiques ; qui encore en s’impliquant dans des actions de soli­da­ri­té, comme celle de confec­tion­ner arti­sa­na­le­ment des masques — ces fameux masques que tout le pays s’af­fai­rait à débus­quer, qui avaient été mas­si­ve­ment uti­li­sés dans les pays asia­tiques tou­chés par l’épidémie, mais dont le gou­ver­ne­ment affir­mait ici qu’ils n’avaient « guère de sens pour les per­sonnes non conta­mi­nées »

Il fal­lait aus­si s’adapter aux nou­velles réa­li­tés du dehors, aux « gestes bar­rières », à la dis­tance d’1,5 mètre à res­pec­ter entre chaque humain… Cher­cher la logique de nos nou­velles règles de vie, dans ce moment où « Seuls les dépla­ce­ments indis­pen­sables sont auto­ri­sés. » Une quête de sens qui s’est avé­rée vaine, l’État conti­nuant à inci­ter près d’un tiers des Belges à se rendre à leur tra­vail, même quand le carac­tère « essen­tiel » de celui-ci était dif­fi­ci­le­ment per­cep­tible en pareilles cir­cons­tances. On enten­dait, par exemple, des ouvriers s’inquiéter des condi­tions de pro­mis­cui­té dans les­quelles ils devaient tra­vailler, tan­dis qu’ils se fai­saient répri­man­der par la police lorsqu’ils sor­taient avec leurs col­lègues de l’usine. À Bruxelles, des comi­tés d’habitants dénon­çaient des situa­tions où des pro­mo­teurs immo­bi­liers, béné­fi­ciant tou­jours de la main‑d’œuvre du sec­teur de la construc­tion, fai­saient abattre des arbres en pleine pan­dé­mie (ce serait trop bête de lais­ser pas­ser l’occasion, avant qu’entre en vigueur la période d’interdiction per­met­tant aux oiseaux de nicher). Pen­dant que des admi­nis­tra­tions publiques pour­sui­vaient l’examen de demandes de per­mis d’urbanisme, là où les pro­cé­dures d’enquêtes publiques cen­sées les accom­pa­gner étaient pour­tant dénuées de leur sens lorsque les rive­rains sont confinés…

Quoiqu’il en soit de ces dif­fé­rents poids et mesures, il fal­lait s’arranger avec notre nou­velle condi­tion d’as­si­gnés à rési­dence et trou­ver quelques marges de liber­té pour ne pas trop vite péter les plombs. Mais tout en nous conseillant de faire de l’exercice phy­sique et en nous auto­ri­sant à prendre le métro ou à aller au super­mar­ché, l’État poin­tait du doigt les « irres­pon­sables » cou­pables de faire leurs courses trop régu­liè­re­ment pour des mon­tants trop petits, il sanc­tion­nait ceux qui rou­laient à vélo dans des rues désertes (ils s’étaient éloi­gnés de leur quar­tier), ceux qui goû­taient au plai­sir d’un ins­tant iso­lé sur un banc (ils n’étaient pas mobiles), ceux qui se pro­me­naient à dis­tance socia­le­ment res­pon­sable (ils n’étaient pas iso­lés)… En trois semaines, 5600 amendes (de 250 à 4000 euros) avaient ain­si été dres­sées à Bruxelles pour non-res­pect des règles de confi­ne­ment. Comme si sor­tir n’était pas aus­si un besoin essen­tiel, sur­tout pour ceux pour qui le confi­ne­ment est une double peine, ceux qui n’ont pas de rési­dence secon­daire où se plan­quer, ceux qui se retrouvent reclus dans un appar­te­ment exi­gu, sans ter­rasse ni lumière du jour, par­fois entas­sés avec famille ou colo­ca­taires, dans des espaces pas tou­jours salubres qui ne sont sup­por­tables qu’à condi­tion d’en sor­tir le plus sou­vent possible.

Mais de ceux-là, on fai­sait peu de cas. On leur appre­nait que « ce ne sont pas des vacances », qu’il n’était pas ques­tion de « pro­fi­ter de la situa­tion » ni de « don­ner le mau­vais exemple », car « cer­tains n’ont pas encore com­pris le mes­sage ». À Bruxelles, on a vu la police sur­veiller les parcs avec des drones, inti­mer par hauts-par­leurs la dis­per­sion de groupes qui s’y étaient for­més et qui n’a­vaient en effet pas encore com­pris le mes­sage. On a vu des espaces verts être inter­dits ou fer­més dans des quar­tiers den­sé­ment peu­plés, là où d’autres res­taient acces­sibles dans des par­ties de la ville où les jar­dins pri­vés sont plus nom­breux et les espaces de vie plus grands.

Voi­là pour les ver­tus sociales, psy­cho­lo­giques et péda­go­giques d’un État qui, quelques jours aupa­ra­vant, don­nait encore à ces « irres­pon­sables » des mes­sages apai­sants sur cette « grippe d’un type nou­veau, mais doux » et la garan­tie d’être prêt à y « faire face si néces­saire ».

La gestion de crise : plus ou moins effrayante que le virus ?

Alors, quand on avait la bou­geotte, qu’il fal­lait se rap­pe­ler com­bien le confi­ne­ment est néces­saire, ou que les indis­pen­sables soli­da­ri­tés locales ne nous paraissent plus être un hori­zon suf­fi­sant face à l’ampleur de la situa­tion, on se replon­geait dans les témoi­gnages et les ana­lyses d’infirmières, de viro­logues, d’épidémiologistes, mais aus­si de psy­cho­logues, d’économistes… On avait beau être pro­fanes dans cer­taines matières, s’emparer des savoirs mis à notre dis­po­si­tion nous per­met­tait de ne pas en res­ter à l’état de stu­peur ou de sidération.

Et de com­prendre qu’une action poli­tique qui se limite au confi­ne­ment (ce curieux prin­cipe qui sup­pose qu’il faut sus­pendre la vie sociale pour pro­té­ger la vie humaine), n’était qu’un mode de ges­tion à la petite semaine, un emplâtre sur une jambe de bois par défaut de pré­ven­tion et de pré­pa­ra­tion. Le confi­ne­ment per­met­tait d’étaler les effets du virus, d’éviter l’asphyxie du sys­tème hos­pi­ta­lier, d’aplatir des courbes sta­tis­tiques, mais pas de lut­ter effi­ca­ce­ment contre la pan­dé­mie ni de pro­té­ger les plus vulnérables.

comme si la léta­li­té de l’épidémie était en par­tie impu­table à l’incivisme de la population

On com­pre­nait que les condi­tions pour des­ser­rer l’é­tau du confi­ne­ment étaient de pro­té­ger l’ensemble de la popu­la­tion (en pre­mier lieu les plus expo­sés, dont celles et ceux qui sont envoyés au front de la pan­dé­mie), en don­nant aux hôpi­taux les moyens de trai­ter plus de patients en même temps (aug­men­ter le nombre de lits en soins inten­sifs, la pro­duc­tion de res­pi­ra­teurs, la for­ma­tion et l’engagement d’infirmières et de méde­cins), en inves­tis­sant dans la recherche et la san­té au sens large… et en dépis­tant mas­si­ve­ment la popu­la­tion (et pas uni­que­ment des per­sonnes sévè­re­ment infec­tées) afin de mettre en qua­tor­zaine les por­teurs du virus et seule­ment eux. Si l’Allemagne était le pays euro­péen avec le plus faible taux de décès dus au Covid-19, c’était, disait-on, parce que le dépis­tage y a été enta­mé dès les pre­miers cas en Ita­lie et qu’un demi-mil­lion de tests y étaient pra­ti­qués par semaine. Sans ce type de dépis­tage, impos­sible d’avoir une idée claire des besoins sani­taires et d’i­so­ler les por­teurs du virus.

Mais la ges­tion de la pan­dé­mie ne pre­nait réso­lu­ment pas cette voie-là en Belgique…

Après deux semaines de confi­ne­ment, et à une semaine de l’expiration de la pre­mière échéance, le gou­ver­ne­ment a annon­cé devoir en « pro­lon­ger » le terme de deux, voire de quatre autres semaines (même si per­sonne n’était dupe de cette échéance : le confi­ne­ment a duré deux mois dans cer­taines villes chi­noises, et il risque de s’éterniser plus long­temps encore dans cer­taines par­ties de l’Italie…). Mais désor­mais, les règles seraient « appli­quées plus stric­te­ment » car elles n’avaient « pas été suf­fi­sam­ment res­pec­tées ». Agis­sant comme si la léta­li­té de l’épidémie était en par­tie impu­table à l’incivisme de la popu­la­tion et à son trop grand besoin d’air frais, nos auto­ri­tés se sont dotées de lois per­met­tant d’infliger des peines allant jusqu’à six mois de pri­son pour « mise en dan­ger d’autrui » - et on a assis­té au retour décom­plexé de la déla­tion, notam­ment sur les réseaux sociaux… Des mesures qui laissent son­geur, quand on apprend qu’en Suède, par exemple, le confi­ne­ment a été basé sur l’information et la recom­man­da­tion plu­tôt que sur la contrainte et la répression…

D’autant qu’au pal­ma­rès de la « mise en dan­ger d’autrui », le gou­ver­ne­ment belge est loin d’être le der­nier de cor­dée. À l’heure d’é­crire ces lignes, au bout de trois semaines de confi­ne­ment, il invite encore les per­sonnes pré­sen­tant des symp­tômes du Covid-19 à res­ter chez elles jusqu’à ce que leur situa­tion s’aggrave, sans dépis­tage. Il a été sourd aux alertes de la com­mu­nau­té scien­ti­fique, qui décrit les dan­gers du virus depuis début jan­vier, et à celles de l’Organisation Mon­diale de la San­té parle depuis fin jan­vier d’une « urgence de san­té publique au niveau mon­dial » en sup­pliant les États : « Tes­tez, tes­tez, tes­tez tous les cas sus­pects de Covid-19. » Et nous voi­là début avril, en plein « pic pan­dé­mique », où infir­mières et méde­cins belges n’ont tou­jours pas reçu les moyens d’être sys­té­ma­ti­que­ment dépis­tés, ni pro­té­gés par des masques, des blouses en suf­fi­sance… de sorte qu’outre se mettre en dan­ger, ils sont eux-mêmes deve­nus vec­teurs du virus. Et il en est ain­si pour le per­son­nel soi­gnant, de net­toyage, les tra­vailleurs sociaux, conduc­teurs de bus, taxi­mans, éboueurs, fac­teurs, ou encore pour le per­son­nel des super­mar­chés que le gou­ver­ne­ment a géné­reu­se­ment auto­ri­sé à tra­vailler dans des horaires élar­gis pen­dant que les syn­di­cats deman­daient de les réduire.

La pénu­rie des pro­duits per­met­tant de tenir le virus à dis­tance (gel hydro-alcoo­lique, gants en latex, masques chi­rur­gi­caux) a conduit le gou­ver­ne­ment, au bout de dix jours de confi­ne­ment, à déci­der qu’ils ne seraient plus acces­sibles que sur pres­crip­tion ! Dans la fou­lée de cette ges­tion mana­gé­riale menée de mains de maîtres, un ministre s’est vu délé­guer « la task force en charge de l’approvisionnement des dis­po­si­tifs médi­caux », d’où son sur­nom de « Ministre des masques ». Une dési­gna­tion sur­réa­liste cen­sée mettre fin aux scan­dales à répé­ti­tion de la pénu­rie de masques : stocks dis­pa­rus dans des hôpi­taux, com­mandes annu­lées sans rai­son appa­rente, des mil­lions de masques arri­vés de Shan­ghai qui n’étaient pas les bons, conflit avec une entre­prise turque qui annu­la la livrai­son de dix mil­lions de masques, sans oublier la révé­la­tion de la des­truc­tion en 2018 d’une impor­tante réserve (six mil­lions de masques, conser­vés dans de mau­vaises condi­tions) sur déci­sion de la Ministre de la San­té… qui avait alors trou­vé plus judi­cieux de faire des éco­no­mies que de la renouveler.

Au point que, sans l’assumer bien sûr, cette poli­tique a rapi­de­ment mené à opé­rer un tri entre des caté­go­ries de la popu­la­tion qui ont accès aux soins hos­pi­ta­liers, et d’autres jugées non prio­ri­taires. Pre­mières vic­times de cette sélec­tion : les per­sonnes âgées et par­ti­cu­liè­re­ment celles, qua­si­ment lais­sées à leur sort, qui résident dans des mai­sons de repos, fai­sant de ces lieux des foyers de conta­gion (en trois semaines, une mai­son de repos bruxel­loise sur deux a été consi­dé­rée comme atteinte par l’épidémie). D’autant que le port pré­ven­tif du masque y a été décré­té non prio­ri­taire pour le per­son­nel extra-hos­pi­ta­lier… lequel, à défaut de dépis­tage, est consi­dé­ré comme non conta­mi­né ! Cela a, sans sur­prise, conduit à obser­ver un « absen­téisme gran­dis­sant » du per­son­nel, et le gou­ver­neur de la Pro­vince du Luxem­bourg à lan­cer ce vibrant appel : « Vous avez l’âme d’un volon­taire ? Vous vou­lez agir en cette période de crise ? Vous avez des dis­po­ni­bi­li­tés ? Le contact avec les per­sonnes âgées vous inté­resse ? Alors inscrivez-vous ! »

Car ce que les auto­ri­tés ne font pas, les citoyens, eux, le peuvent… « Nous avons besoin de vous. » Pen­dant que l’État compte les sous, il met à contri­bu­tion la géné­ro­si­té et le dévoue­ment de la popu­la­tion, dans une sorte de réplique de la cha­ri­té à l’anglo-saxonne. Cour­ti­sée de toutes parts, la voi­là appe­lée à faire don de ses réserves de masques (ou à les confec­tion­ner béné­vo­le­ment), la voi­ci sol­li­ci­tée par les col­lectes de fonds… Tel l’appel aux dons lan­cé par le prin­ci­pal hôpi­tal public bruxel­lois pour acqué­rir des res­pi­ra­teurs néces­saires à l’ouverture d’une uni­té sup­plé­men­taire de soins inten­sifs, ou celui de plu­sieurs hôpi­taux aca­dé­miques cher­chant à per­pé­tuer ses acti­vi­tés de recherche mises en dan­ger par leur mobi­li­sa­tion contre la pandémie…

À la décharge du gou­ver­ne­ment belge, recon­nais­sons qu’il n’a pas l’apanage de ce manque d’anticipation effa­rant et cri­mi­nel (parce qu’en par­faite connais­sance de cause) face à la pan­dé­mie, ni de la pro­pen­sion à dis­tri­buer plus volon­tiers des amendes que des masques ou des tests de dépis­tage. La même incu­rie et les mêmes méca­nismes s’observent dans de nom­breux pays. Ain­si, la France, sixième puis­sance éco­no­mique mon­diale, qui a décré­té l’état d’urgence et entend faire res­pec­ter par ses citoyens de ne pas sor­tir plus d’une heure par jour dans un rayon d’un kilo­mètre autour de chez eux, la France donc, qui a la capa­ci­té de mettre en place de telles mesures, dit ne plus avoir celle de pro­duire des kits de tests ni du maté­riel de pro­tec­tion comme des masques ou des gants… Pour en arri­ver là, le ter­rain a été bien labou­ré par trois décen­nies de pactes euro­péens, de non régu­la­tion de l’industrie phar­ma­ceu­tique, de coupes dans les bud­gets de la san­té et de la recherche, d’exploitation du per­son­nel hos­pi­ta­lier, de décou­ra­ge­ment des étu­diants en méde­cine, de pri­va­ti­sa­tions et de délo­ca­li­sa­tions empê­chant aujourd’hui de pro­duire des équi­pe­ments de pre­mière nécessité…

« L’après » est déjà là

Face à cette situa­tion qui s’aggrave de jour en jour, qui agit comme un révé­la­teur et accen­tue les injus­tices sociales, les rai­sons de mécon­ten­te­ment et d’in­quié­tude sont nom­breuses. Au terme du confi­ne­ment, com­bien de morts dans les hôpi­taux, les mai­sons de repos, les pri­sons, les centres fer­més pour sans papiers… ? Quel impact sur les nom­breuses per­sonnes atteintes d’autres patho­lo­gies qui n’auront pas été soi­gnées pen­dant cette période ? Com­bien de crises psy­cho­lo­giques, de dépres­sions, d’internements, de fémi­ni­cides ou de sui­cides dans les foyers ? Com­bien de faillites, de nou­veaux pauvres et de vies bri­sées par la réces­sion éco­no­mique qu’on nous annonce très rude ? Et on fris­sonne à la pers­pec­tive d’un décon­fi­ne­ment orga­ni­sé avec le même brio…

Au terme de trois semaines de confi­ne­ment, alors que le « Finan­cial Times » prend en « exemple » la ges­tion belge de la crise (!), des vel­léi­tés de grèves sur­gissent de par­tout… Par­mi les éboueurs de la région bruxel­loise, qui dénoncent l’ab­sence de mesures de sécu­ri­té, la pres­sion de tra­vail crois­sante et le manque de res­pect de leur direc­tion. Par­mi les tra­vailleurs des super­mar­chés, qui déplorent leur deuxième vic­time du Covid-19, même sen­ti­ment de mépris et de mise en dan­ger : des actions de débrayage sont menées dans cer­taines grandes sur­faces. Par­mi les méde­cins géné­ra­listes, furieux de la ges­tion de l’épidémie par les auto­ri­tés, qui dénoncent l’absence de « réponse claire et trans­pa­rente sur les moyens de pro­tec­tions ». Par­mi les hôpi­taux, où neuf éta­blis­se­ments publics et pri­vés bruxel­lois évoquent d’une même voix la pos­si­bi­li­té d’un débrayage du per­son­nel, tant ils sont excé­dés de tra­vailler « avec des moyens qui ne sont pas dignes de ce siècle », de se sen­tir mépri­sés eux aus­si par un gou­ver­ne­ment qui leur délivre les stocks de maté­riel au compte-goutte, à force de for­mu­laires admi­nis­tra­tifs à rem­plir tous les trois jours… en ce com­pris médi­ca­ments, blouses et seringues qui viennent à man­quer ! Des menaces de grève sur­gissent même au sein de la police : cen­sée « accom­pa­gner la popu­la­tion » dans l’ap­pli­ca­tion des injonc­tions contra­dic­toires du gou­ver­ne­ment, celle-ci se plaint de subir en retour « une aug­men­ta­tion des actes hos­tiles envers les agents ». Et du côté des familles de per­sonnes conta­mi­nées, cer­taines menacent de plaintes en jus­tice pour obte­nir un lit en soins inten­sifs. Il n’y a pas que la mala­die qui est virale, la colère aussi.

le confi­ne­ment ne va pas « vaincre » le virus, contrai­re­ment aux pro­pos hypo­crites de cer­tains ministres.

Le champ des com­bats à mener aujourd’­hui et dans les pro­chaines semaines est immense, alors que nous sommes ato­mi­sés, réduits à tré­pi­gner sur des bal­cons trop exi­gus pour se faire entendre. Pour l’ins­tant, rares sont les reven­di­ca­tions des mou­ve­ments sociaux qui ont été sui­vies d’effets (par­tiel­le­ment, celle de réqui­si­tions d’immeubles et d’hôtels pour loger des per­sonnes lais­sées à la rue…). Des idées font néan­moins leur che­min pour chan­ger le cours inéga­li­taire du confi­ne­ment, comme celle d’une grève des loyers.

Mais ce que nous réserve « l’après » est pro­ba­ble­ment plus ver­ti­gi­neux encore. Sans doute serions-nous bien ins­pi­rés de nous y pro­je­ter sans attendre. Sans pla­cer d’espoirs déme­su­rés dans une poten­tielle prise de conscience col­lec­tive qui serait telle que les rap­ports de force se trou­ve­raient ren­for­cés à la levée du confi­ne­ment et per­met­traient d’obtenir des avan­cées sociales et écologiques.

D’abord, parce que le confi­ne­ment ne va pas « vaincre » le virus, contrai­re­ment aux pro­pos hypo­crites de cer­tains ministres. Et rien ne le fera désor­mais, à moins d’une immu­ni­sa­tion col­lec­tive ou de la pro­duc­tion d’un vac­cin, c’est-à-dire pas avant un an ou deux (et à condi­tion que le virus ne se répande pas à nou­veau après avoir muté). Lorsque nous sor­ti­rons du confi­ne­ment, ce sera donc gra­duel­le­ment et dans un monde où il fau­dra com­po­ser avec la « dis­tan­cia­tion sociale ». Les modé­li­sa­tions sur les­quelles se base l’actuel confi­ne­ment envi­sagent même la pos­si­bi­li­té que ce type de mesure se repro­duise dans les mois à venir…

Ensuite, parce que si ce virus a en quelque sorte infli­gé une débâcle et une crise sans pré­cé­dents à une mon­dia­li­sa­tion qui s’était crue jusque-là tout per­mis, il est aus­si annon­cia­teur d’autres virus qui arri­ve­ront de plus en plus vite à nous, par le biais de la défo­res­ta­tion ou de l’urbanisation effré­nées. La crise actuelle doit pro­ba­ble­ment être moins envi­sa­gée comme une paren­thèse de court ou de moyen terme, que comme un saut vers une socié­té où les rap­ports humains vont se redéfinir.

Enfin, parce que les hautes sphères de l’État ne vont ni prendre leurs res­pon­sa­bi­li­tés, ni remettre en ques­tion ce qui a mené à une situa­tion aus­si grave. « C’est une fata­li­té qui ne dit rien de notre sys­tème », a osé le pré­sident du par­ti libé­ral (celui de la Pre­mière ministre)… ajou­tant, au prix d’une brillante contor­sion de l’esprit, voir dans le confi­ne­ment la preuve que « la décrois­sance est un appau­vris­se­ment géné­ra­li­sé ». Au terme de cette pre­mière période de confi­ne­ment, le gou­ver­ne­ment belge n’a tou­jours pro­cé­dé à aucune réqui­si­tion de maté­riel vital. Point de pla­fon­ne­ment des prix non plus, ni d’allocation de pan­dé­mie ou de gel des charges men­suelles. Pas d‘impôt de crise à l’horizon, et ne par­lons même pas de la socia­li­sa­tion des sec­teurs vitaux. Tout juste une par­tie des tra­vailleurs de la san­té s’est-elle vu pro­po­ser une prime unique de 1450 euros. Quant au refi­nan­ce­ment struc­tu­rel de l’hôpital public, il s’est résu­mé à un mil­liard d’euros… sous forme d’avance de tré­so­re­rie ! L’électrochoc dont cer­tains avaient annon­cé qu’il allait res­sus­ci­ter l’État social n’a mani­fes­te­ment pas été encore assez violent.

S’il est un endroit où on peut faire confiance aux pou­voirs poli­tiques, finan­ciers, indus­triels, c’est dans leur capa­ci­té à rebon­dir. Ils ne vont pas attendre qu’on soit sor­tis de notre cap­ti­vi­té, qu’on ait pleu­ré nos morts et que les infir­mières aient à nou­veau du « temps libre », pour nous invi­ter à un grand débat démo­cra­tique et à des ate­liers par­ti­ci­pa­tifs sur la socié­té de demain et l’abandon du capi­ta­lisme… Ils pré­parent déjà nos esprits aux conces­sions qu’ils vou­dront impo­ser. Ils avancent, cal­cu­lettes en têtes et algo­rithmes pleins les yeux, pour tirer pro­fit de la situa­tion. Bien­tôt, ils nous ven­dront des masques et des fla­cons de gel colo­riés, cus­to­mi­sés, par­fu­més, des appli­ca­tions pour se dépla­cer sans croi­ser de per­sonnes infec­tées. Ils dés­in­fec­te­ront les rues à grandes doses de liquides toxiques. Pen­dant quelques semaines, ils feront des com­mis­sions d’en­quête pour se reje­ter les res­pon­sa­bi­li­tés entre eux, et se flat­te­ront d’avoir obte­nu l’une ou l’autre démis­sion ; ils nous pas­se­ront en boucle des sta­tis­tiques qui ignorent la majo­ri­té des per­sonnes infec­tées et omettent de faire la dis­tinc­tion entre les vic­times du virus et celles de la ges­tion poli­tique de l’é­pi­dé­mie ; ils nous par­le­ront de l’exceptionnalité et de l’imprévisibilité de la situa­tion, sans aucune forme d’excuses ou d’auto-critique ; ils glo­se­ront sur l’in­dis­pen­sable refi­nan­ce­ment des hôpi­taux en chan­tant les louanges des par­te­na­riats publics-pri­vés… Et nous en seront quittes pour le « chan­ge­ment de para­digme » qui remet­tra à plus tard les chan­ge­ments pro­fonds à entre­prendre face au réchauf­fe­ment cli­ma­tique, qu’ils mini­mi­se­ront jusqu’à la pro­chaine catas­trophe. Au contraire, ils pré­parent déjà le retour en force de la crois­sance, des indus­tries fos­siles, du sec­teur aérien, et ils redou­ble­ront d’efforts pour accé­lé­rer l’emballement de l’activité pro­duc­tive, furieux qu’elle ait pu être per­tur­bée et ralen­tie par un mal­heu­reux pan­go­lin (ou une chauve-sou­ris). On les entend déjà dire qu’il n’y a pas d’al­ter­na­tive, que c’est le prix de la relance de l’économie. L’austérité accrue, qui en sera le corol­laire, frap­pe­ra de plein fouet des sec­teurs que la crise sani­taire a relé­gués au rang de « non-essen­tiels » (social, cultu­rel…). Ils diront faire pré­va­loir l’intérêt géné­ral en accou­chant de « plans de relance », en déblo­quant des fonds insuf­fi­sants pour aider le sec­teur non-mar­chand, les indé­pen­dants et petites entre­prises endet­tés, mais ils ne remet­tront en cause ni le paie­ment des loyers ou des cré­dits, ni le paie­ment de la dette publique, ni les divi­dendes que les gros action­naires conti­nue­ront à encais­ser. En cela, la figure de la « guerre » a au moins le mérite de nous don­ner la cou­leur de leurs inten­tions : il y aura des per­dants et des vain­queurs. Leur « retour à la nor­male » sera celui du busi­ness as usual capi­ta­liste, boos­té par un coup d’accélérateur pro­duc­ti­viste, inéga­li­ta­riste et totalitaire.

Au terme de trois semaines de confi­ne­ment, nous avons déjà un avant-goût pro­non­cé de ce que la socié­té de la dis­tan­cia­tion nous réserve. Les pro­blé­ma­tiques de « l’après » sont en germe dans celles d’aujourd’hui. Elles nous confrontent par­fois à des contra­dic­tions dif­fi­ciles, dont l’une s’immisce au cœur même de nos reven­di­ca­tions actuelles. Car, si l’on en revient au dépis­tage mas­sif, pierre angu­laire d’une approche de la pan­dé­mie qui évi­te­rait le confi­ne­ment mas­sif de la popu­la­tion, il nous mène direc­te­ment à des dis­po­si­tifs ren­for­cés de contrôle des indi­vi­dus. En effet, les pays qui sont pris en exemple pour avoir cir­cons­crit la pro­pa­ga­tion du virus en pro­cé­dant au dépis­tage mas­sif (Corée du Sud, Sin­ga­pour, Tai­wan…) ont eu recours corol­lai­re­ment à des tech­niques de géo-loca­li­sa­tion, de tra­çage tech­no­lo­gique des malades et des per­sonnes sus­cep­tibles d’a­voir été en contact avec eux. Cer­tains pays ont été jusqu’à per­mettre à l’ensemble de la popu­la­tion de suivre les dépla­ce­ments de ceux-ci sur Inter­net, créant un cli­mat de stig­ma­ti­sa­tion et de sur­veillance délétère.

Le dilemme est cor­né­lien, voire orwel­lien, tant il paraît être sans issue pour nos liber­tés, déjà fort étri­quées avant la crise. Car on devine sans peine dans quel sens les États et le mar­ché vou­dront orien­ter le cur­seur entre liber­té et sécu­ri­té sani­taire. Sous cou­vert d’état d’urgence sani­taire, ils ten­te­ront de main­te­nir les mesures « pro­vi­soires » récem­ment mises en place, comme ils l’ont fait en d’autres temps après les atten­tats. Ils ver­ront dans la « dis­tan­cia­tion sociale » une for­mi­dable oppor­tu­ni­té d’accélérer l’a­vè­ne­ment du tout-numé­rique, de res­treindre dura­ble­ment la pos­si­bi­li­té de se ras­sem­bler (mani­fes­ta­tions poli­tiques, espaces publics, lieux publics), d’adapter la « gou­ver­nance » et la consom­ma­tion à des com­por­te­ments sociaux basés sur la peur et l’individualisme qu’ils pensent déjà ancrés en nous. Et ce n’est pas dépeindre un tableau exces­si­ve­ment sombre, qui sur­éva­lue­rait le cynisme et la per­ver­si­té ambiants, que de se deman­der jusqu’où cer­tains vou­dront s’ins­pi­rer du régime chi­nois, de plus en plus expli­ci­te­ment van­té pour sa ges­tion de la crise.

À nous de démen­tir ce scé­na­rio en retrou­vant le plus vite pos­sible la pos­si­bi­li­té de nous ras­sem­bler, de nous embras­ser, de nous ser­rer dans les bras. En sélec­tion­nant les savoirs et les exper­tises qui nous per­met­tront de nous adap­ter sans tom­ber dans la peur et la para­noïa. En culti­vant la pru­dence, le soin, le ren­for­ce­ment de notre immu­ni­té. En ins­tau­rant des rap­ports sociaux, qui devront peut-être être plus dis­tants, mais qui ne pas­se­ront ni par l’accumulation fré­né­tique de pro­duits de base, ni par l’évitement du regard des autres. Et puis, en retour­nant à la figure de tous ceux qui ont réel­le­ment « mis en dan­ger la vie d’autrui » l’abjection qu’ils nous ins­pirent. En envoyant bala­der leur monde ago­ni­sant, avec autant de force qu’ils n’ont d’indécence, d’incompétence, de véna­li­té. Il fau­dra trou­ver par quels bouts attra­per le monstre, ten­ta­cu­laire, et le faire vaciller. Et ce ne sera assu­ré­ment pas « au scal­pel fin » qu’il fau­dra s’y prendre…