De l’importance d’une vision décoloniale dans le féminisme, des conditions de la possibilité de nouveaux dialogues entre le Sud global et le Sud du Nord.
La Mexicaine Karina Ochoa est professeur à l’Universidad Autónoma Metropolitana (UAM) et a passé quelques semaines en Espagne, où elle participait à une conférence sur “La pensée anticoloniale et les féminismes décoloniaux dans le Sud global”, organisée par la maison d’édition Traficantes de Sueños.
Karina Ochoa voyage entre l’académie et les mouvements sociaux pour comprendre la matrice coloniale qui traverse les oppressions des femmes en Amérique latine et pour avancer vers un dialogue qui permet de penser à d’autres mondes pour tous.
Cette chercheuse et intellectuelle féministe a obtenu son doctorat en développement rural dans la même université où elle est maintenant chercheuse et enseignante. Ochoa a participé au livre De lo poscolonial a la descolonización. Genealogías latinoamericanas (UNAM, 2018), et co-édité Tejiendo de otro modo : Feminismo, epistemología y apuestas descoloniales en Abya Yala (Lemoine, 2013).
Pour clarifier des concepts que nous voyons parfois émerger et que nous ne comprenons pas totalement : qu’est-ce que le féminisme décolonial ?
Il est difficile pour moi de parler du féminisme décolonial. Je pense que nous devons d’abord parler du féminisme décolonial au pluriel : il n’y a pas de tendance unique au sein de ce que l’on appelait autrefois le féminisme et ce que j’appelle maintenant le féminisme décolonial. C’est un domaine assez vaste où il y a la place pour des hypothèses analytiques et réfléchis ainsi que pour des luttes et des résistances qui sont liées à cette critique de la prétention d’universalité et de l’attitude coloniale que contient d’une part la pensée féministe classique ou hégémonique mais qui à voir avec la critique de la modernité dans son empreinte coloniale.
Il faut donc dire que le féminisme décolonial est un vaste champ qui n’est pas contesté pour lui-même mais dans lequel coexistent différentes réflexions, résistances, luttes et expériences, traversées par les matrices de domination coloniale qui continuent à être en vigueur aujourd’hui dans les projets nationaux, y compris dans la gauche dans notre Amérique.
De quelle manière ces visions décoloniales permettent-elles d’analyser les oppressions spécifiques dont sont victimes les femmes indigènes ?
Dans le débat sur le féminisme décolonial, il y a de nombreuses approches, de nombreuses contributions, même de la part de collègues femmes qui ne se disent pas féministes ou qui ne se disent pas décolonisantes. Je pense, par exemple, au cas de ma collègue indigène Kaqchikel Aura Cumes, qui ne se dit pas indigène et ne se dit pas décolonisée, mais qui a apporté une contribution importante à la réflexion sur les oppressions qui touchent les femmes indigènes mayas.
Quand on parle de féminismes décoloniaux, il faut parler d’une grande diversité d’approches, de réflexions qui souvent ne partagent pas le point de départ. Je veux donner comme exemple quelques postulats de notre Amérique qui viennent d’auteurs, de penseurs, d’activistes, qui souscrivent à diverses tendances de pensée : l’une d’entre elles concerne le sujet des patriarcats.
Il est clair pour nous que 1492 est un tournant dans l’histoire de nos peuples et le fait colonial génère une blessure que nous essayons de regarder parce qu’il nous aide à expliquer le continuum des modèles de domination qui pèsent sur le corps des femmes. En ce sens, il existe différentes approches.
Le fait colonial génère une blessure que nous essayons de regarder car il nous aide à expliquer le continuum des modèles de domination qui pèsent sur le corps des femmes.
Par exemple, les féministes communautaires boliviennes expliquent comment la colonisation a rendu possible un lien patriarcal entre le patriarcat ancestral des peuples indigènes et le patriarcat occidental des colonisateurs. Certains soutiennent que nous ne pouvons pas parler de patriarcat ancestral ou originellement indigène et de patriarcat colonial parce que le patriarcat du christianisme est une construction spécifiquement européenne qui a un contexte et une particularité et qui émerge d’une réalité spécifique qui est l’histoire de l’Occident.
Certains suggèrent qu’il y a un débat ouvert. Il y a des positions comme celle d’Aura Cumes qui dit qu’on ne peut pas parler de patriarcat ancestral parce que c’est une tentative d’universaliser à nouveau un système de domination et que de toute façon nous avons le défi de voir comment la domination masculine s’est développée dans les sociétés ou les civilisations avant l’intrusion espagnole, mais qu’il faudra lui donner d’autres noms aussi.
Il y a des positions qui disent qu’il n’y avait pas de patriarcat dans le cas des Yoruba et des expériences en Afrique, qu’on ne peut pas parler définitivement de patriarcat. Il y a ceux qui disent qu’il faut commencer à faire de l’archéologie décoloniale pour comprendre les différentes formes de domination masculine, qui ne sont pas nécessairement issues de la logique du patriarcat issu du christianisme.
En d’autres termes, c’est un débat non résolu mais qui nous aide à comprendre comment fonctionnent aujourd’hui les oppressions sur les populations féminines racialisées, et qui, de plus, dans notre Amérique, passe par de nombreuses gradations raciales. Il y a des femmes indigènes, des femmes d’origine africaine, des métisses, des métisses populaires. Nous ne pouvons pas non plus généraliser. Je pense que la pensée qui se situe dans ce que nous appelons le féminisme décolonial tente d’expliquer à partir de la co-construction des oppressions que le fait colonial génère.
Comment la théorie et les mouvements interagissent-ils dans le féminisme décolonial ?
Il existe des expressions comme celle des féministes communautaires au Guatemala qui proposent que la défense des territoires passe aussi par la défense du corps des femmes. Les processus de néo-extractivisme qui ont une origine clairement coloniale n’ont jamais cessé en Amérique latine. Ces dernières années, avec toute la mise en œuvre des politiques néolibérales, elles se sont clairement intensifiées et ont un effet et une pression sur les communautés indigènes où il existe bien sûr un intérêt potentiel de la part des grandes transnationales pour l’exploitation des ressources.
Dans de nombreux cas, la défense a été menée par des femmes, car les femmes incarnent également la possibilité de la reproduction de la vie et de la reproduction des communautés. Par exemple, les femmes guatémaltèques évoquent le lien entre la défense du territoire et la défense du corps des femmes. Je pense que c’est une façon très évidente d’incarner ces luttes anticoloniales ou décoloniales dans la vie des femmes. Mais ce n’est pas tout, nous voyons dans de nombreux espaces comment le débat post-colonial a une présence et un effet fort parce qu’il y a une continuité dans les facteurs de l’oppression coloniale.
Au cours des 500 dernières années, des dispositifs de domination ont été implantés sur nos territoires qui ont un poids particulier sur les femmes. Par exemple, la question du féminicide au Mexique, la question de la disparition des femmes qui a commencé à Ciudad Juarez il y a une vingtaine d’années, s’inscrit dans toute une logique de domination coloniale où l’effet de cette domination, qui est apparue dès 1492 dans notre Amérique, était une logique d’extermination.
L’extermination a un effet ponctuel sur certaines populations, qui étaient à leur moment les populations indigènes, mais ces dispositifs de domination ont la référence immédiate chez un autre colonisateur proche, à savoir les femmes. Les chasses aux sorcières, les formes de domination qui ont été exercées sur les femmes dans ce que nous connaissons aujourd’hui comme l’Europe ont été prises et explorées non plus sur des populations féminines mais sur des populations entières.
Ces dispositifs de domination qui, dans un premier temps, ont été utilisés contre les proches que sont les femmes, ont ensuite été pris contre un autre proche : contre des populations entières. Dans ce sens, je parle de la féminisation des indigènes.
Ces schémas de domination n’ont pas cessé depuis 500 ans. Les processus de domination des femmes à Ciudad Juárez parlent aussi de ces processus d’extermination qui ont des effets sur les femmes mais qui s’étendraient bientôt à toute la population, c’est pourquoi lorsque nous disons “s’ils touchent l’une d’entre nous, ils nous touchent toutes”, ce n’est pas une métaphore.
Ces formes d’extermination et de domination sur des corps généralisés ont rapidement été associées à des populations entières. La disparition forcée au Mexique a eu des effets sur de nombreuses personnes, des migrants… et nous pouvons le comprendre à partir de ces logiques de domination coloniale en pensant au continuum qu’ils ont. Par conséquent, une façon de voir le débat que nous avons dans ce domaine du féminisme décolonial est d’essayer de rendre visibles les oppressions qui nous traversent jusqu’à des corps où le fait d’être femme, le fait d’être pauvre, le fait d’être racialisée, le fait d’être issue de secteurs populaires, co-constituent des mécanismes de domination et d’oppression qui bien sûr continuent à être en vigueur aujourd’hui.
Il semblerait que nous assistions à une revendication des cosmogonies ancestrales en Amérique latine.
Une chose qu’il est important de rappeler — et qui a été rappelée par Nelson Maldonado Torres en référence à Enrique Dussel — est que la logique de la conquête et de la colonisation de notre Amérique est basée sur un principe d’éthique de la guerre. Maldonado et Dussel proposent que la formulation cartésienne pratique : je pense donc que je suis, c’est-à-dire l’acte de guerre comme un acte d’auto-affirmation négative qui me permet d’exister.
Je mets en doute cette affirmation dans le sens où, dans notre Amérique, ce qui s’est passé n’était pas un acte d’éthique de guerre mais un acte d’extermination, d’annihilation de l’autre, qui impliquait aussi l’annihilation épistémique. En d’autres termes, l’anéantissement d’horizons civilisateurs qui n’étaient pas fondés sur l’éthique de la guerre ou l’éthique de l’extermination. C’est pourquoi, quand Hernán Cortés est arrivé au Mexique-Tenochtitlán, il a été reçu avec des cadeaux, parce qu’il n’y avait pas de logique selon laquelle l’autre était immédiatement l’ennemi à combattre, l’autre était celui qu’il fallait accueillir en premier pour voir qui il était, les guerres étaient convenues, pas faites immédiatement. Cela est consigné même dans les chroniques de la conquête.
Ce que je veux dire, c’est que toutes ces sortes d’horizons de sens ont essayé d’être anéantis afin d’imposer la logique moderne de l’éthique de la guerre. Cependant, il n’a pas été complètement réalisé, à tel point que dans de nombreuses communautés, les valeurs du sens de la communauté prévalent encore. Il y a beaucoup de camarades au Mexique, des indigènes comme Martha Patricia Pérez ou Josefa Sánchez ou Carmen Cariño, qui ont approfondi le débat décolonial et les féminismes décoloniaux.
Martha Patricia, en particulier, fait allusion à la philosophie nosótrica (nous-autres) qui existe encore dans les communautés indigènes. Elle est d’origine tzeltale, et c’est précisément en faisant appel à la manière dont les dialogues sont générés entre les femmes de son peuple qu’elle fait référence au sentiment, et comment cette éthique, cette philosophie, cette cosmovision ou cosmogonie de ses propres communautés continue à préserver une logique du “nous” où l’autre fait partie du “je”.
Il y a eu 500 ans de tentatives d’annihilation, mais ces autres formes ont pu se préserver d’une manière ou d’une autre. Et ces autres formes ne sont pas seulement préservées dans les logiques communautaires, elles sont préservées dans les spiritualités et pas seulement des communautés indigènes mais des spiritualités qui viennent d’autres traditions et qui rompent à juste titre avec cette éthique de la guerre, qui font appel au principe de l’éthique de l’amour, comme dirait Maldonado, ou même à la logique de la compassion, du confort. Il n’a pas été possible, depuis la modernité occidentale, d’écraser ces philosophies, ces horizons de sens, ces cosmogonies qui continuent à être en vigueur et à lutter, à organiser les réalités.
Faut-il aussi approfondir le débat sur la décolonisation en Europe ?
En mai de cette année, j’ai participé dans une école décoloniale qui est organisée chaque année à l’université de Grenade, en Espagne. C’était la troisième édition où la question était précisément de savoir comment l’Europe pouvait être décolonisée. Et il y avait une formulation très intéressante par rapport à la dialectique néocoloniale qui est vécue en Europe : d’une part, toute la question de l’indépendance qui a émergé aujourd’hui montre que la construction de l’Espagne comme empire a fait taire des peuples ou a absorbé des peuples qui ont été incorporés dans une tentative d’homogénéisation qui, même aujourd’hui, après 500 ans, génère des conflits parce que l’Espagne n’est pas vraiment une Espagne unitaire.
Le royaume de Navarre est tombé en 1523 aux mains du royaume de Castille. Même lorsqu’il tombe, le sentiment basque prévaut toujours. Ou dans le cas de la Catalogne. Pour la gauche, cela devient très compliqué parce que la gauche occidentale et occidentalisée ne comprend pas entièrement la question du colonialisme. Donc, si nous entrons dans ce débat, peut-être que la question de l’indépendance pourrait avoir un autre horizon de discussion. D’une part, cela.
Mais d’un autre côté, la question que se posaient les camarades basques présents était de savoir comment réfléchir également lorsque dans ce double processus, dans la dialectique coloniale, ils ont en quelque sorte subi cet expansionnisme colonial, mais en même temps ils ont fait partie de cet expansionnisme colonial. Je pense qu’ils ont un grand défi à relever en Europe car ils doivent comprendre cette double dynamique : d’une part, ils ont subi les effets du colonialisme, mais d’autre part, ils ont fait partie de ce colonialisme, donc la discussion n’est pas facile.
En Amérique latine, nous avons cette discussion depuis un certain temps, aujourd’hui elle s’est renforcée avec ce que l’on appelle le tournant décolonial, mais en réalité, si nous examinons les débats dans notre Amérique, nous allons voir qu’il existe une longue tradition anticoloniale que l’on retrouve dans la production d’essais du XIXe siècle, par exemple. Nous avons d’autres références et une autre trajectoire qui marque notre propre discussion. Le thème de la racialisation est fondamental pour comprendre comment les modèles de domination culturelle ont été construits.
Le potentiel du débat post-colonial est qu’il nous permet de commencer à repenser la configuration du système colonial moderne, mais nous devons en discuter à partir des particularités mêmes de nos histoires.
Mais nous devons en discuter à partir des particularités mêmes de nos histoires. Je pense à Sirin Adlbi Sibai qui positionne la discussion sur l’Islam et le monde musulman en mettant à profit les éléments offerts par le débat décolonial.
Aujourd’hui, en Afrique du Sud, il est également discuté dans une perspective décoloniale. Nous savons que c’est en Amérique latine que la discussion explose, mais aujourd’hui elle prend de nombreuses directions, car l’approche décoloniale oblige tous ces peuples qui ont été attirés et filtrés par ces généalogies colonisatrices et coloniales à les lire à partir de leur propre particularité et à continuer à tisser cette histoire mondiale qui nous traverse, et l’Europe n’y échappe pas.
À Grenade, nos camarades migrants qui sont ici en Europe et qui ont cette condition de femmes racialisées en raison de leur déplacement migratoire, ont également averti que maintenant que le débat décolonial s’ouvre en Espagne, ces sujets racialisés qui avaient mis ce débat au centre de la discussion vont commencer à se déplacer.
C’est pourquoi, d’une certaine manière, nous avons également parlé du geste politique consistant à ne pas faire ce déplacement dans la sphère du féminisme. Nous avons besoin d’un dialogue, mais dans ce dialogue, nous ne reproduisons pas l’acte colonial consistant à déplacer les femmes qui ont mis en lumière la discussion. Ceci est lié à la position que les féministes doivent adopter vis-à-vis de leurs partenaires racialisés. Mais nos amis racialisés doivent comprendre que nous devons nous engager dans ce dialogue, et que ce dialogue doit également avoir lieu dans cette Europe décolonisée, qui comprend des femmes racialisées, mais aussi des femmes basques et catalanes, qui se battent également sous d’autres angles.
Et pensez-vous alors que d’un point de vue décolonial on peut aller vers des cosmogonies, des philosophies qui mènent à une vie meilleure pour tous, également en Europe ?
Je ne pense pas qu’il y ait de recettes, je pense qu’il faut commencer à avoir ces débats et que ces débats sont douloureux. L’année dernière, lors d’une manifestation organisée au Pays Basque, où Aura Cumes, une autre camarade guatémaltèque et moi-même étions présents, nous avons essayé de présenter quelques idées et les premières réactions n’ont pas été faciles, parce qu’évidemment beaucoup de nos camarades se sont sentis interpellés, attaqués, parce qu’ils pensent que ce que nous disons c’est que parce qu’ils sont blancs, qu’ils sont coloniaux, et parfois nous le disons.
Je me souviens qu’à Navarre, par exemple, une camarade a dit : “Nous sommes des femmes blanches mais nous sommes précarisées”, et un autre collègue indigène a dit : “Oui, mais combien d’enfants sont morts dans votre communauté à cause de la malnutrition”. Nous parlons de choses différentes, nous ne pouvons pas nous permettre de faire des équivalents dans ces moments de rencontre parce que ça peut déraper. La première chose que nous devons faire est de nous mettre à notre place et de là, nous pouvons nous reconnaître les uns les autres.
Ces processus ne sont pas faciles, nous ne savons pas dialoguer parce que nous faisons presque toujours appel à l’éthique de la guerre, qui est ce qui construit la logique de la modernité, et nous ne faisons pas appel à ces horizons de courtoisie ou à ces horizons de sens où je peux accueillir l’autre pour ce qu’il est et comment il est sans avoir le sentiment que l’autre devient mon ennemi ou mon adversaire ou sans avoir le sentiment que l’autre me nie.
Le problème est que souvent l’autre ne se rend pas compte que son propre discours me nie. Je pense donc que dans les débats Sud-Sud et des Sud qui existent au sein du Nord global, nous avons la difficulté de construire ces dialogues et parfois nous devons d’abord nous parler — les femmes racialisées — et ensuite parler aux autres pays du Sud. Il s’agit de gestes politiques que les féministes européennes doivent faire dans ces actes dialectiques, dans la logique dialectique de la colonisation, pour que nous commencions à dialoguer depuis d’autres lieux.
Dans ce cadre, peut-on penser à un internationalisme féministe ?
La première chose à accepter est qu’il existe encore un acte de salut, le mythe du sacrifice rédempteur que Sirin Adlbi Sibai dénonce à juste titre dans son livre La cárcel del feminismo. Hacia un pensamiento islámico decolonial (Akal, 2016) (La prison du féminisme. Vers une pensée islamique décoloniale), c’est-à-dire que les féministes financés par les espagnols, fondamentalement au Maroc, ont une logique salvatrice, elles ne vous demandent jamais ce qu’est le hijab pour vous, elles supposent que la femme avec le hijab est une femme opprimée. Je ne nie pas qu’il y a des oppressions qui traversent la femme avec le hijab, le problème est, et cela est soulevé par Sirin, que moi, une féministe occidentale, je dois construire la femme avec le hijab comme une femme opprimée afin de pouvoir me regarder comme une femme libérée. Mais pas seulement pour qu’elle puisse me regarder, mais aussi pour que je puisse faire l’acte de sauver l’autre.
C’est ce que nous devons éviter, l’acte de salut, qui est l’acte par lequel les colonisateurs sont arrivés dans notre Amérique il y a 500 ans, ils sont venus pour nous sauver, ils sont venus pour nous coloniser parce que les âmes des Indiens devaient être sauvées, mais ils ne nous ont jamais demandé si nous voulions être sauvés et de quoi.
Il y a encore un acte rédempteur dans le féminisme occidental, alors reconnaissez cet acte rédempteur, reconnaissez que vous n’avez pas à nous sauver pour que nous puissions dialoguer.
Car si nous partons de l’acte de solidarité comme un acte de salut et non comme un acte de solidarité, alors les dialogues sont impossibles.
Ce n’est pas si simple quand on parle de dialogues Sud-Sud et il n’est pas si facile de construire ces ponts parce qu’il faut faire l’acte décolonial de déconstruction interne, de déconstruction de nos propres positions, qui opèrent parfois à partir de l’inconscient et même s’il y a un acte de bonne foi, de volontarisme politique, on reproduit les mêmes logiques.
Souvent, nous ne comprenons pas : “Pourtant, je l’ai fait de bonne foi”, mais comme je n’ai pas fait ma révision de la colonisation interne qui me traverse, je ne peux pas faire l’acte de décolonisation, et cela ne fonctionne pas seulement pour les femmes européennes ou pour les féministes occidentales. Je disais à Grenade, avec mes camarades latino-américaines, que oui, lorsque nous venons en Espagne en tant qu’immigrés — je ne suis pas venue dans un état migratoire permanent mais beaucoup de ceux qui sont ici sont des immigrés — nous nous rendons compte que nous sommes des femmes racialisées. Mais attention, lorsque nous sommes dans nos pays d’origine, nous sommes des métis et nous avons des privilèges de blancheur parce que nous sommes des métis. Concernant notre demande aux femmes féministes européennes de dire : reconnaissez-nous comme des femmes racialisées et reconnaissez la place centrale que nous occupons aujourd’hui dans le débat, je disais à mes collègues migrantes “Oui, mais c’est la même chose que ce que les femmes indigènes disent aux métisses métropolitains et urbains de nos pays”.
Ce n’est pas quelque chose qui se résout, beaucoup de femmes se rendent compte que nous sommes racialisées quand nous quittons nos pays, moi au Mexique j’ai le privilège d’être blanche, ou de faire semblant d’être blanche. La première fois que je suis allée aux États-Unis, ils m’ont dit, mais vous êtes une femme de couleur, j’étais surprise.
A l’heure de l’offensive néolibérale et autoritaire, où tant en Amérique latine qu’en Occident les discours anti-féministes s’intensifient, ne peut-il y avoir des alliances entre la gauche et les propositions décoloniales ?
La gauche est profondément salutiste, même en interne — il suffit d’analyser les discours dans les assemblées. Il y a deux éléments clés avec les assemblées même des groupes alternatifs : l’élément de la construction d’un ennemi, qui doit être très visible car c’est l’épopée de la guerre. L’autre jour, j’ai photographié un morceau de papier que j’ai trouvé très puissant. J’ai pensé : comme c’est fort ! Parce qu’il dit : “Je suis dans la résistance et je vais être menaçant”. Au final, nous ne sommes pas sortis de ces logiques.
D’autre part, à gauche, il y a une logique salutiste qui opère, je ne parle pas seulement du salutisme du féminisme qui va au Maroc, je parle de la logique salvatrice qui opère dans notre propre dynamique interne. Vous devrez revoir les discours qui circulent dans les assemblées féministes et vous vous rendrez compte qu’il y a un colonialisme profond qui opère de manière inconsciente, qui semble neutre, on ne le remarque pas, on ne le voit pas. Le plus pertinent dans le débat sur la décolonisation ou les féminismes décoloniaux est qu’il ouvre à des questions.
Il ne s’agit pas de faire des manifestes, mais de comprendre comment le colonialisme se manifeste dans nos vies, dans les relations entre les couples, dans la relation avec mon voisin, dans les relations avec mes fils et mes filles, dans la non relation avec mon environnement.
Le thème est beaucoup plus fort parce qu’il ne concerne pas seulement la libération des femmes, qui est à mon avis essentielle, il concerne la libération des êtres humains en général, la façon dont nous construisons un monde dans lequel nous pouvons être ce que nous voulons être, nous construire à partir de la possibilité de l’humanité.
Au moment où nous pouvons construire un monde de possibilités pour être comme nous pouvons et voulons être, les féminismes devraient cesser d’exister, le plus grand défi du féminisme décolonial est de cesser d’exister, parce que le défi n’est pas seulement pour la libération des femmes, il est pour la libération de l’humanité d’un projet civilisateur qui nous a condamnés à l’inexistence.