Notre dystopie quotidienne

/

El Pais


Tra­duit par ZIN TV

David True­ba est écri­vain et jour­na­liste espa­gnol contem­po­rain, roman­cier, scé­na­riste et éga­le­ment réalisateur.

Illus­tra­tion :

EN LIEN :

Ima­gi­nez que la pro­pa­ga­tion du coro­na­vi­rus s’étend de manière incon­trô­lée en Europe alors que sur le conti­nent africain…

Les repré­sen­ta­tions d’un ave­nir hos­tile nous invitent à consi­dé­rer le pré­sent comme un dou­lou­reux rap­port à un pas­sé fic­tif où l’on aurait nagé dans le bon­heur en vue d’un ave­nir fatal. Cette dys­to­pie, cette réin­ven­tion du vécu s’in­filtre dans les formes nar­ra­tives de la sphère poli­tique, où la nos­tal­gie est deve­nue un appel au vote des mal­heu­reux. Ils semblent dire aux gens : nous avons construit la machine à remon­ter le temps et nous allons vous res­ti­tuer la place que vous méri­tez. Ben non, la matu­ri­té consiste ni plus ni moins à accep­ter le temps qu’il faut vivre. C’est pour­quoi la dys­to­pie n’est inté­res­sante que si elle est trai­tée comme un jeu de miroir avec le réel, afin de faire bas­cu­ler cette vision là où nous avons été entraî­nés. C’est-à-dire, accep­ter que toute science-fic­tion, toute his­toire his­to­rique, toute époque, ce dont elle parle est le pré­sent dans lequel elle a été créé.

Ima­gi­nez que la pro­pa­ga­tion du coro­na­vi­rus s’étende de manière incon­trô­lée en Europe alors que sur le conti­nent afri­cain, en rai­son des condi­tions cli­ma­tiques, elle n’a pas d’in­ci­dence. Ter­ri­fiées, les familles euro­péennes s’enfuiraient cher­chant hys­té­ri­que­ment à s’é­loi­gner de la mala­die en se ren­dant à la fron­tière afri­caine. Ils essaye­raient de tra­ver­ser la mer par le détroit, ils se lan­ce­raient dans des embar­ca­tions pré­caires depuis les îles grecques et la côte turque.

Chas­sés par ce nou­veau fléau mor­tel, ils ten­te­raient de se mettre à l’a­bri, pous­sés par le besoin. Mais lors­qu’ils atteignent la côte afri­caine, les mêmes clô­tures qu’ils ont éri­gées, les mêmes contrôles vio­lents et les fron­tières les plus impre­nables inver­se­ront sa puis­sance de blo­cage. Les forces de l’ordre nord-afri­caines tire­raient sans mer­ci sur les Occi­den­taux, ils leur crie­raient : ren­trez chez vous, lais­sez-nous tran­quilles, nous ne vou­lons pas de votre mala­die, de votre misère, de votre besoin.

Si les scé­na­ristes vou­laient être extrê­me­ment cruels, ils per­met­traient à cer­tains Euro­péens, gui­dés par ses mafias extor­queuses, d’at­teindre des des­ti­na­tions afri­caines, et là, ils les enfer­me­raient sous qua­ran­taine, dans des lieux inhos­pi­ta­liers, où ils seraient dépouillés de leurs biens, de leurs affec­tions, de leur dignité.

Cela s’ap­pelle la tra­gé­die inver­sée et consiste sim­ple­ment à essayer de se mettre à la place de l’autre

Cela s’ap­pelle la tra­gé­die inver­sée et consiste sim­ple­ment à essayer de se mettre à la place de l’autre, de celui qui souffre, de celui qui fuit, de celui qui n’a rien parce que les guerres et la misère ont pris pos­ses­sion du sol où ils ont grandi.

Tout le monde sait que la crise sani­taire euro­péenne n’est pas direc­te­ment liée au drame des migra­tions, et pour­tant l’é­tat d’es­prit des Euro­péens les lie. C’est pour­quoi nous tolé­rons la ligne dure et la dégra­da­tion des valeurs humaines dans la crise des réfu­giés à la fron­tière gré­co-turque. La pri­va­ti­sa­tion du contrôle des migra­tions, qui s’est ache­vée par la remise de mil­lions d’eu­ros à la Tur­quie pour ser­vir de mur pré­li­mi­naire, s’est retour­née contre nous.

Nous sommes pris en otage par une mafia qui nous demande plus d’argent et nous fait du chan­tage en nous envoyant les masses affa­més en pleine crise d’en­di­gue­ment et de contrôle des mou­ve­ments. De même, alors que les ser­vices de san­té publique luttent avec achar­ne­ment et constance pour arrê­ter la pro­pa­ga­tion de l’in­fec­tion, la pri­va­ti­sa­tion des hôpi­taux, des labo­ra­toires et des éta­blis­se­ments de soins de san­té est la preuve de l’er­reur fla­grante dans nos cal­culs de ce que signi­fie le concept de san­té publique. Pour l’ins­tant, au lieu de com­prendre la véri­té de nos erreurs, nous balayons les déchets sous le tapis.