Un cinéma, qui s’exprime avec des moyens pauvres, c’est un cinéma qui est obligé d’exploiter le plus créativement possible ses contraintes, donc ce n’est pas un cinéma de studio.
Le nom de Thierry Odeyn est indissolublement lié au documentaire mais d’une manière multiple. Diplômé de l’INSAS où il y est maintenant professeur depuis vingt-cinq ans, il y fonde et développe la Ligne Réalité avec la collaboration de Michel Khleifi et Éric Pauwels. Cette fonction pédagogique qu’il prolonge par un enseignement à l’IHECS et à l’ERG est devenue centrale et première. Créative aussi car il a “invente” une exigence du regard, une approche du réel longuement réfléchie qui a déjà formé plusieurs générations de jeunes cinéastes auxquels il a inculqué le désir de témoigner du monde. Il anime aussi des ateliers de formation au langage cinématographique dans différents cadres d’éducation populaire.
Sa démarche pédagogique est essentiellement basée sur l’apprentissage du regard, hors de toute convention, de tout académisme. Il faut, au préalable, que l’étudiant se constitue les fondements d’une mémoire cinématographique, d’un héritage de références et de réflexions qui lui permettent d’inscrire sa propre démarche naissante dans le prolongement de celles de ses aînés.
Ce regard qui permet de mieux appréhender la confrontation avec les films de grands cinéastes n’est pas neutre, impartial, c’est au contraire un regard personnel, celui d’un auteur. Il naîtra de l’observation créative et prolongée d’une réalité qu’il s’agira de saisir dans toute sa richesse et sa complexité.
La pédagogie de Thierry Odeyn s’inspire des théories du cinéaste soviétique Dziga Vertov. L’approche du réel se structure selon un triple processus de sélection, d’analyse et de coordination thématique des données observées.
C’est surtout dans ce circuit d’engagement, ce désir de penser le cinéma que va s’ancrer son travail personnel avec Ciné train, vidéo collage où, partant du film fondateur des Lumière, l’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, il convoque et invite autour de lui sa « famille », collègues complices, étudiants, grands noms référents à alimenter une réflexion sur ce qu’est le regard et l’acte de filmer. Fait de citations écrites ou visuelles, d’interventions parlées ou filmées, ce film jubilatoire et intelligent occupe une place rare dans le documentaire, celle où le cinéma s’interroge sur le cinéma.
Avant d’entrer en enseignement comme on entre en claustration, Thierry Odeyn avait pendant cinq ans réalisé une cinquantaine de films de une à dix minutes pour la RTBF-Liège, qui appartiennent aux archives ou plutôt à la perte des archives. Ensuite il a filmé Mais nous sommes tous antiracistes sur l’élection communale de 1983 où le problème posé était « doit-on oui ou non donner le droit de vote aux immigrés ? ». Il a suivi la campagne électorale, de bistrots en réunions publiques, de déclarations politiciennes en altercations de colleurs d’affiches. Ironique et touchant, révélateur et accusateur, il joue sur le boomerang du réel, machine à donner à voir dont se méfient tout ceux qui connaissent son impact implacable et confient leur propagande à une réalité contrôlée et fictionnalisée.
Pédagogue et “accoucheur” théoricien el professeur généreux, on souhaite seulement que Thierry Odeyn ne s’oublie pas lui-même et se donne la liberté de tourner les deux projets qui lui importent : Frans Masereel et Ecuador.
Jaqueline Aubenas & Serge Meurant / Le dictionnaire du documentaire — 1999
Rolf Orthel : Qu’est ce que le vrai documentaire ?
Thierry Odeyn : Un vrai documentaire pour moi, c’est avant tout un film et comme tout film l’expression d’un auteur. C’est le rapport d’un individu au monde à travers les matériaux qui sont l’image et le son ; dont l’organisation consciente constitue un film ; voilà. Alors une des premières choses qu’on tente d’inculquer aux étudiants ici dans cette école c’est à ne pas faire de différence entre la fiction et le documentaire mais à parler cinéma. Et, quoiqu’il en soit prendre conscience que faire un film c’est avant tout un acte de réflexion. Et puisqu’un film est toujours la trace du rapport d’un individu au monde, qu’il soit fiction ou documentaire, ça veut dire que notre travail à nous les pédagogues, va être de tenter d’aider chacun des étudiants individuellement à trouver cette place, l’aider à prendre conscience de ses propres capacités, de ses envies, les enrichir. L’étudiant doit comprendre quand il voit un film, que ce film est lui-même non seulement la trace d’un rapport au monde mais aussi le résultat d’un héritage cinématographique. Chaque réalisateur nourrit sa propre réflexion d’autres films. Donc, nous revisitons avec l’étudiant certains films qui nous ont marqués dans notre propre parcours et nous montrons comment ces films ont été nourris par d’autres films etc. Voilà. C’est à dire ne pas faire une histoire de cinéma qui serait une histoire de type académique qui dirait par exemple, “il y a fiction et il y a documentaire et dans le documentaire il y a deux lignes d’un côté, il y a Vertov, de l’autre Flaherty et voilà ce que ça a donné”. Cela n’a pas beaucoup de sens. Il s’agit plutôt de conduire l’étudiant.en voyant un film de Vertov et par la suite en voyant un film de la période Godard ’68, à se dire : mais pourquoi Godard, quand il faisait un film dans la période ’68 — ’72, s’est inscrit dans un groupe, qui s’appelle “groupe Dziga Vertov”. Quel est l’héritage que Godard a pu accaparer de l’expérience de Vertov.
Rapport au monde
RO : Comment vous faites, des semaines de théorie et après vous allez
travailler avec les machines ?
TO : C’est une méthodologie progressive qui vient s’inscrire dans quatre années de pratique. Alors — parlons de la première année. En première année on est confronté à un profil d’étudiant qui a un désir de cinéma, mais un désir de cinéma souvent entaché par des effets de mode, déconnecté du réel. La question est donc de le ramener au réel. La première pratique à laquelle l’étudiant est confronté est une pratique de réalité. Non pas documentaire mais de réalité. De regard, de rapport au monde. La méthodologie sur laquelle cette pratique, qui s’appelle le point de vue documentée — terminologie de Vigo — est bâtie, pourrait se résumer ainsi : il y a une dialectique entre soi, sujet dans le monde, et le monde. On se documente sur le réel et on a un point de vue sur, et le film est sensé refléter ce point de vue. La méthodologie en fait est héritée de l’analyse thématique du réel qu’à théorisé Vertov. Je leur demande de repérer un sujet dans une réalité accessible, en fait Bruxelles, (mais il faut dire qu’une majorité des étudiants ne la connaît pas parce que notre école accueille un pourcentage assez important d’étrangers). Supposons qu’un étudiant ait eu un émoi en passant aux marché aux puces ici, le célèbre marché aux puces de Bruxelles. Premier problème, si tu veux me dire quelque chose, de spécifique, qui est ton point de vue. et qui n’est pas un constat de cet espace, tu dois servir ton point de vue de façon très précise. A partir du marché aux puces tu peux dire n’importe quoi. C’est un espace extrêmement riche thématiquement.
Un exemple : je vois un marchand, je suis intrigué par le comportement extraverti de ce marchand, un comportement… d’acteur. Il installe sa marchandise d’une certaine façon et il tente de la vendre à des acheteurs potentiels, qui sont son public. Ça veut dire qu’en deux, trois minutes, qui sera la durée du film monté, ce point de vue là doit être apparent sur l’écran. Donc ça veut dire : comment dois-je, à partir de l’observation de cette réalité là, privilégier, sélectionner tous les éléments, tous les paramètres, qui parviennent à faire comprendre au spectateur que c’est ça que je veux montrer. Comment filmer ce type comme acteur, comment filmer le public comme spectateur, comment filmer l’espace comme espace de représentation ? Un autre étudiant me dira, moi, ce qui m’intéresse dans cet espace, c’est que c’est une espace pluriculturel. A partir des repérages, on va sélectionner les éléments, qui vont mettre en évidence cette dimension pluriculturelle. Et comme ça, à partir d’un espace identique et parfois même d’une même échoppe, chaque film va tenter de montrer un point de vue spécifique. Donc chaque film sera différent à partir d’une réalité spécifique.
RO : Vous demandez aux étudiants de choisir un même lieu ? Un même espace ?
TO : Pour des raisons pratiques on le fait.
RO : Cela veut dire que l’on peut comparer des choses qui autrement seraient incomparables.
TO : Tout a fait. En première année on travaille avec les étudiants de toutes les sections dites audiovisuelles et chaque étudiant assure le tournage, la prise de son, le montage de son film. On ne travaille pas en équipe. Bien entendu, il existe un principe d’assistance. Dans les faits, ils tournent à deux. Mais la personne qui aide n’est là que pour des raisons d’intendance. Il porte les valises. Il ne s’agit pas de films collectifs. Le film est à chaque fois une expression personnelle.
RO : C’est beaucoup de films.
TO : C’est beaucoup de films. La base c’est ça, où tu te mets par rapport au réel
RO : Comment vous évaluez les résultats ?
TO : En groupe, en groupe. Écoute, je brosse rapidement le cursus de la première année. En première année ils vont avoir avec moi deux semaines de séminaire où on va faire un sorte de traversée de l’histoire du cinéma envisagée en terme de filiations – je dis histoire du cinéma — c’est un terme prétentieux, c’est à dire, qu’en fait on les emmène à réfléchir sur des notions qui sont des notions fondamentales. Bon. La base de réécriture au cinéma.
Par exemple, l’importance du choix des emplacements de caméra. Alors, ils voient un film de Lumière qui à l’analyse révèle l’importance de remplacement de la caméra. J’analyse un extrait d’un film de Keaton, qui le démontre : la base, c’est ça : où tu te mets face au réel. Donc il y a un amalgame entre le fait que toi tu filmes et tu choisis pour filmer un emplacement, et puis toi, avant de filmer, tu observes — tu es face au réel et tu as un endroit qui est ton endroit. Pour dire telle chose. Il n’y a que toi qui sera a cet endroit. Voilà. Que tu tournes une fiction ou autre chose le processus est le même. Nous projetons aussi des films, des extraits de films représentatifs des rapports dialectiques que le cinéaste peut installer entre le son et l’image. Le son ne doit pas toujours accompagner l’image. Ça peut être intéressant que le son dise autre chose que l’image et pourquoi etc. etc.
C’est pas au moment de tournage qu’on décide d’un point de vue
Après ces deux semaines de séminaire, les quarante-cinq étudiants sont répartis en trois groupes qui travailleront avec des professeurs distincts. J’aurai donc en charge un groupe de quinze, seize étudiants auxquels je vais demander de choisir quatre ou cinq lieux, que ce soit une gare, un grand magasin…
RO : Ça peut être une rue déserte ?
TO : Ça peut être une rue déserte, mais quoi qu’il en soit, pour ces pratiques il faut un espace suffisamment large, une espace public. Ils doivent ensuite rédiger l’analyse la plus détaillée possible de ce qui se passe dans ces lieux. Si un étudiant me dit, j’aimerais faire un film qui se passe dans tel café, il ne doit pas avoir de ce café la seule connaissance qu’il en a à l’heure où il s’y rend comme consommateur. Un café a une vie spécifique à partir du moment où il s’ouvre jusqu’à l’heure où il se ferme, la clientèle varie, le rythme, toute la vie même se modifie d’heure en heure alors ce que j’impose de toute façon, c’est de m’apporter des notes de repérages, des observations écrites liées à la chronologie propre au lieu. Donc, cette documentation est constituée de notes de repérages écrites, de photos, d’essais vidéos et la vidéo est intéressante parce que déjà là, avec un outil, un médium, l’étudiant s’inscrit dans l’espace. Ces repérages vidéos sont donc la trace matérielle de ce rapport sur laquelle on peut travailler — tu es trop loin, il faut t’approcher davantage…
RO : Dessins ?
TO : Dessins, schémas des lieux.
RO : Aussi des cadres ?
TO : Pour préfigurer les cadres, l’étudiant va prendre des photos. La photo de repérage doit être indicative de l’espace au sens large mais aussi des choix de cadres. Une fois que tout ce matériel est rassemblé — il va aboutir à un dossier où s’affirmera d’une façon tout à fait claire un point de vue par rapport à une documentation sur une réalité observée. Au plus la documentation est sérieuse, au plus le point de vue est clair au moins donc l’étudiant risque de se confronter à des effets de surprise au moment du tournage. Tu sais que c’est ça, que tu veux dire et même quand il se passe quelque chose d’imprévu au moment du tournage, l’étudiant sera armé pour opérer une sélection en fonction du point de vue préalable. Ce n’est pas au moment du tournage qu’on décide d’un point de vue. Le point de vue est préalable. Pour tourner, ils disposent de Bolex Paillard à ressort. C’est à dire qu’ils ont une autonomie de plan de 27 secondes. Et trois bobines de 30 mètres. Et ces nonante mètres doivent aboutir à un film de 2,5 à 3 minutes montées. Ils sont donc dans un rapport de un à trois ce qui suppose une rigueur que tu ne retrouveras jamais avec un tournage sur support vidéo. La vidéo est un outil — plans séquences, tournage synchrone — qui entraîne une écriture plus paresseuse. Chaque étudiant dispose donc d’un jour et demi de tournage. Je n’impose pas un jour et demi de tournage en continuité ; si un étudiant décide pour des raisons de commodité par rapport à son sujet de tourner le soir par exemple nous pouvons l’organiser. Tous les jours il y a développement de rushes, tous les soirs il y a analyse des rushes à la table.
RO : Avec vous.
TO : Avec moi. Un étudiant peut être emmené à tourner une bobine le premier jour à l’analyser et à revoir sa position par la suite, par rapport bobines qui lui restent à tourner.
Une composition sonore
Ce qui est aussi important est la réflexion que les étudiants peuvent avoir quant à l’usage qu’ils vont faire du son. Il y a un reflex qui consiste à penser le son quand la structure muette est montée. N’oublions pas qu’ils réalisent des films non synchrones. Ils doivent donc installer une composition sonore non synchrone pensée comme le sont l’image et le cadre. Dans la richesse des sons qu’on peut capter dans un espace précis, il y a une série de sons qui sont signifiant par rapport à un point de vue. Nous avons constaté, moi et l’ensemble des collègues attachés à cet exercice, une paresse liée à réécriture sonore. Alors, nous avons imposé la réalisation d’une radio documentaire qui précède le tournage du film. C’est à dire que les étudiants réalisent chacun une radio documentaire d’une dizaine de minutes constituée de sons en provenance de l’espace repéré pour le film. Donc pas de musique de films, pas de commentaire ; l’interview est négociée mais exceptionnelle. De sorte qu’à l’écoute de cette radio l’auditeur puisse reconnaître d’une part où il est et ce que l’étudiant a à dire la dessus. Cette radio installe un récit et un point de vue. Plus tard, au montage, cette matière sonore deviendra la base à partir de laquelle se constituera la bande sonore du film. Bien entendu, la radio, si elle est réussie, devient un objet autonome rétif à l’image dont l’usage risque d’apparaître pléonasmique. Il ne s’agit donc pas d’inféoder la structure visuelle au son. Un nouvel effort de réflexion est demandé à l’étudiant qui doit décomposer la radio pour en faire dialoguer les éléments avec ce qui a été tourné. Ce travail de montage se fait en deux jours et demi pour obtenir un film de trois minutes. La composition sonore du film est montée sur deux pistes sons qui seront mixées.
RO : Et ça se passe quand ?
TO : Le séminaire dure deux semaines en octobre. Nous retrouvons les étudiants sur deux périodes de deux jours chacunes pour les phases de scénarisation. Ils réalisent ensuite leurs radios. Entre le séminaire et l’écoute de ces radios, l’école installe un cursus de deux mois et demi constitué de cours théoriques — physique, sensitométrie, électroacoustique, analyse de film, etc… — et d’initiations aux étapes de fabrication d’un film — initiation son, montage… — qui préparent l’étudiant, à aborder sa pratique de la manière la plus professionnelle possible. A partir de là, la pratique s’organise en un bloc ; une semaine de préparation — ultime remaniement du projet —une semaine de tournage et une semaine de montage par groupe, ceci en janvier, février.
Simuler des conditions de tournage plateau
RO : Après février
TO : Après février, l’école organise une série de travaux pratiques — par exemple, ils tournent une pratique de télévision en studio — et des cours théoriques, soit en rapport avec les métiers de l’audiovisuel, soit des cours de culture générale — histoire, psychologie, anglais… — pour arriver autour de Pâques à un exercice intitulé le “Pilote”. Le but de cette pratique est de placer l’étudiant dans les conditions de tournage d’une fiction lourde avec comédiens mais autour d’un sujet prétexte qui conduit au découpage et au tournage d’une séquence de quelques plans. C’est une pratique où l’étudiant retrouve les fonctions pour lesquelles il est entré à l’école — l’étudiant image fera du cadre ou de l’éclairage etc… — C’est une période de travail collectif où l’étudiant est confronté à une pratique qui simule des conditions de tournage plateau.
RO : Est ce qu’il y a une différence entre les étudiants qui viennent plutôt pour le documentaire et les autres ?
TO : Elle se perd. Si les cours, restent communs en première année, en deuxième année, les étudiants entrent dans un cursus propre à leurs options initiales. Ainsi les réalisateurs traversent des pratiques de réalité et des pratiques de fiction jusqu’en troisième année où l’école offre les moyens d’un court métrage un peu plus ambitieux. Il n’y a pas de cours de documentaire proprement dit. De ce que tu appelles documentaire (rit).
RO : Donc un choix ne devient apparent que plus tard. En troisième année.
TO : Là c’est plus spécifique, parce qu’en troisième année le cursus oblige pour des raisons budgétaires les étudiants à ne tourner qu’une seule pratique, documentaire ou fiction. Et la même chose en quatrième année.
RO : Est ce qu’on peut travailler en documentaire en troisième année et en fiction l’année après ?
TO : Tout à fait. Ou l’inverse, comme on l’entend.
RO : Est ce qu’il y a encore des cours pour accentuer un point de vue, une façon de faire documentaire ?
TO : Oui, en deuxième année, s’ils tournent de nouveau avec la Bolex, ils ont plus de pellicule et ont beaucoup plus de temps. L’encadrement s’étale sur une durée de deux mois et demi. Il y a un thème imposé qui change tous les ans. Cette année, par exemple, il est puisé dans un article d’Adorno qui développe l’hypothèse de la prolifération des moyens de communication paradoxalement non-communiquants. Si le but de l’exercice de première année est d’extraire son sujet de la relation qui se tisse entre un espace public et les gens qui l’habitent, celui de deuxième année est d’approcher l’autre, de donner à voir l’autre, ce qui est plus difficile parce que ça mouille moralement. Cette difficulté s’inscrit dans un processus pédagogique évolutif. La pratique de deuxième année ne s’enseigne qu’aux seuls étudiants réalisateurs, c’est à dire à huit étudiants en moyenne.
RO : Fiction ou documentaire ?
TO : Là uniquement documentaire. Film de réalité. Documentaire bien qu’il y ait aussi en deuxième année un exercice de fiction et un exercice de télévision.
Instaurer une perméabilité des frontières
RO : D’où vient l’idée d’appeler cela “films de réalité” au lieu de film documentaire ? II y certainement une pensée derrière !
- (on rit)
TO : C’est en fait une pensée qui vise à instaurer une perméabilité des frontières. Ce qu’on souhaiterait, c’est qu’un étudiant travaillant en troisième année ou en quatrième année fasse des films qui soient des films qui brûlent les frontières des genres. Qui soient des films dans lesquelles tu puisses retrouver des éléments de fiction parce qu’il y a dramatisation du réel, mais aussi de la réalité parce que la situation dramatique doit être documentée.
Que l’étudiant tente d’asservir toutes les potentialités de son bagage culturel et cinématographique — fiction, documentaire, reportage etc… — à son sujet.
Ce qui est intéressant maintenant dans le cinéma, sont des films qui seraient dans cet espace non défini. Ça c’est une première motivation. L’autre motivation est liée aux contraintes matérielles auxquelles l’étudiant est confronté. Si l’école lui impose de travailler avec des moyens économiquement limités, ce n’est pas seulement parce que notre école n’est pas riche, mais aussi, parce qu’une fois sorti, l’étudiant sera à nouveau confronté à ce type de contraintes. Ceci est une donnée fondamentale du processus pédagogique que nous tentons de mettre en place. Un cinéma, qui s’exprime avec des moyens pauvres, c’est un cinéma qui est obligé d’exploiter le plus créativement possible ses contraintes, donc ce n’est pas un cinéma de studio. Ce n’est pas un cinéma coûteux. C’est un cinéma de réalité, un cinéma inventif par obligation.
Posons des réflexions
RO : Vous travaillez plutôt en groupe, ou vous préférez travailler avec un étudiant seul ?
TO : Le tête à tête devient plus intéressant là où le collectif freine le processus pédagogique à partir du moment où on est face à un projet mûr. Je ne parle pas d’un film de première année mais d’un projet plus abouti qui reflète des thématiques personnelles. C’est la vision des exercices de l’étudiant, son parcours sur plusieurs années qui nous permet à nous professeurs de déceler ce qui se dégage chez chacun un univers, qui lui est propre. Là la communication de type collective risque de freiner le processus pédagogique.
Je fonctionne collectivement à partir du moment où je suis conduit à travailler sur des matériaux. Quand il y a image et quand il y a une analyse possible sur l’image qu’elle soit à l’état de rushes ou qu’elle soit montée, y a un échange qui peut effectivement devenir riche dans la mesure ou il est débattu par plusieurs personnes. Voilà. Je pense que le travail collectif est nécessaire parce qu’on est dans un cadre scolaire , il s’impose au moment où il y a du matériel qui permet une analyse ; le travail individuel est préférable à partir du moment où on effectue un travail sur un projet plus complexe et donc souvent plus personnel.
Difficultés ?
RO : Qu’est ce que vous trouvez difficile dans votre travail d’enseignant ? Qu’est ce qui est difficile à transmettre ?
TO : Dans l’ensemble je n’ai pas de difficultés ; mais je peux être confronté à des étudiants qui viennent avec un imaginaire sur ce métier qui ne correspond pas à la réalité de ce métier. Un imaginaire sur les différents stades de fabrication de ce qu’on pourrait appeler un film, et qui ne correspond pas à ce qui s’enseigne dans cette école.
RO : Comment vous faites pour les ‘déshabiller’?
TO : (rit) En les confontrant à leurs insuffisances sur des matériaux, sur des écrits, des photos, là où sont lisibles les contradictions Par exemple lorsqu’on première année un étudiant essaye de défendre un projet insuffisamment documenté, une “idée sur” qui dit quelque chose sans rapport véritable avec la réalité parce qu’elle ne s’y est pas confrontée. Il manipule donc des éléments de réalité de façon artificielle et quasi propagandiste. Une autre difficulté rencontrée, et elle est de plus en plus fréquente parce qu’elle est le fruit d’un effet de mode. c’est de devoir convaincre certains étudiants qu’un film d’auteur, n’est pas obligatoirement un film intimiste. Dire “je”, ça passe par récriture et le rapport que j’ai au monde. C’est donc à travers le “filtrage” du réel et l’usage des outils dont je dispose comme cinéaste que je dis “je”. Si, au-delà de la polémique, je ne parviens pas à les convaincre de ne pas faire quelque chose qui serait de l’ordre du journal intime, je les mets néanmoins en garde que c’est là le plus sûr moyen de s’épuiser rapidement. Ecoute, voilà. En gros ce sont les seules difficultés rencontrées. Bien sûr il faut aussi toujours avoir conscience de S’espace dans lequel on est, tu peux être tenté à un moment de confisquer le film de l’autre, vouloir aller plus vite que lui. Il faut y résister. C’est son film, son projet, même s’il se trompe. C’est d’autant plus difficile que pour des raisons d’investissement pédagogique, je ne tourne plus ; il ne faut pas que ces frustrations viennent entacher mon travail d’enseignement.
Des projets sans frontières
RO : Des professionnels qui viennent à l’école ?
TO : Des cinéastes sont invités à donner des séminaires autour de leur travail. Ce sont des gens de notre “famille” qui reviennent régulièrement — Van der Keuken. Gheerbrant, Meyer par exemple. De plus l’école est principalement constituée de professeurs actifs dans la profession, ainsi l’ensemble des pratiques se fait en collaboration avec des professeurs qui ont des spécialités image, son, montage. Donc il y a un processus d’accompagnement à partir du moment ou le film passe au stade pratique. Ce processus a été installé par Michel Khleifi et moi voici déjà treize ans. Khleifi a donné cours ici quatre années et puis il est parti — il devait tourner “Noces en Galilée” qui a reçu un prix à Cannes et d’autres prix ailleurs. Il est revenu depuis deux ans. Maintenant, nous avons pris la troisième année en charge. Cette année, nous allons tenter d’installer des séances d’écriture commune à l’ensemble des étudiants, que ceux-ci se destinent au documentaire ou à la fiction.
Cela devrait aboutir ce que nous avons installé en première et en deuxième depuis plus de dix ans. En deux mots, cette méthodologie exclut la prise en charge de projets préalablement conçus à la mise en chantier du processus d’élaboration de l’exercice de réalisation. Elle est basée sur rapproche successive du thème, du sujet et de ta situation dramatique à travers une pratique d’écriture intensive. C’est à dire que chaque étudiant travaille sur un sujet de fiction et un sujet de réalité à partir d’un thème imposé. C’est du croisement des sujets proposés que l’étudiant rencontrera son sujet véritable et que se déterminera ce qui sera fiction, documentaire ou projet sans frontières.