Napoléon était noir

Par Wu Ming 1

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Jaco­bi­ni­ta­lia


Tra­duit par  Vanes­sa De Piz­zol

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Les Jaco­bins noirs, de CLR James

Le 22 août 1791 écla­tait la révo­lu­tion haï­tienne, que raconte C.L.R. James dans son ouvrage Les Jaco­bins noirs. L’histoire d’un Spar­ta­cus haï­tien, d’une armée d’esclaves qui fait une révo­lu­tion plus que jamais actuelle, pour de nom­breuses rai­sons. Capi­ta­listes et racistes ne se sentent pas tran­quilles, car ils savent que Tous­saint L’Ouverture arpente le monde.

 Les Jaco­bins noirs de C.L.R. James, un essai his­to­rique qui compte par­mi les plus influents du XXe siècle, bien que son influence conti­nue à sus­ci­ter de l’embarras, à être effa­cée ou mini­mi­sée, fête ses quatre-vingts ans. L’épopée recons­truite (la révo­lu­tion haï­tienne gui­dée par l’ancien esclave Tous­saint Lou­ver­ture) est encore incan­des­cente, et la réap­pro­pria­tion de la tra­di­tion révo­lu­tion­naire que, dès le titre, le livre nous exhorte à entre­prendre est encore drastique.

S’inspirant dans sa struc­ture et son style de L’Histoire de la révo­lu­tion russe de Trots­ky, et écrit en ten­dant l’oreille aux pro­tes­ta­tions inter­na­tio­nales contre l’invasion ita­lienne en Éthio­pie, Les Jaco­bins noirs fut publié en 1938. L’année qui marque le début de la défaite des répu­bli­cains espa­gnols, que James cite dans sa pré­face, l’année du tris­te­ment célèbre anni­ver­saire des accords de Munich, par lequel les prin­ci­pales démo­cra­ties bour­geoises d’Europe (France et Royaume-Uni) ouvrirent la voie au pro­jet impé­ria­liste d’Hitler, l’année de la Nuit de Cris­tal, dont les clan­gueurs semblent déjà trou­ver un écho dans le livre. La Deuxième Guerre mon­diale se pro­fi­lait désor­mais au coin de la rue.

C’est jus­te­ment au Royaume-Uni que C.L.R. James, noir des « Indes occi­den­tales » comme on les appe­lait alors, mili­tant mar­xiste, écri­vain et dra­ma­turge, osait cer­taines « consi­dé­ra­tions inac­tuelles », rele­vant poten­tiel­le­ment de l’outrage. Une consi­dé­ra­tion par­mi d’autres étant que sans la révolte mas­sive des esclaves d’Haïti qui écla­ta en 1791, la Révo­lu­tion fran­çaise n’aurait pas été la Révo­lu­tion que nous connais­sons tous. Non content de cette affir­ma­tion, il ajou­tait que Tous­saint Lou­ver­ture, pous­sé vers le haut par d’immenses contra­dic­tions et le choc de forces sociales tumul­tueuses, fut l’un des plus grands hommes de son temps, qui n’eut d’égal que son enne­mi Napo­léon. Un Napo­léon noir !?

Ce que James disait, tan­tôt sous une forme allé­go­rique, tan­tôt de manière expli­cite était qu’aucune véri­table révo­lu­tion en occi­dent ne peut s’établir sans révo­lu­tions dans les colonies.

En 1938, alors que tous les regards conver­geaient vers Hit­ler, cela sem­blait une pers­pec­tive loin­taine, un sujet qui n’était pas à l’ordre du jour, et pen­dant quelques années, la guerre sem­bla le repous­ser plus à la marge encore de tout débat.

En réa­li­té, met­tant à dure épreuve les centres des empires colo­niaux les plus impor­tants (l’empire bri­tan­nique et l’empire fran­çais), et mobi­li­sant mas­si­ve­ment dans le même temps les sujets de « cou­leur », la guerre accen­tua jus­te­ment les contra­dic­tions sur les­quelles James avait por­té la lumière.

Dans l’après-guerre, les atro­ci­tés du nazisme devinrent la nou­velle pierre de touche des atro­ci­tés du colo­nia­lisme. Un seul exemple suf­fit : dans la deuxième moi­tié des années Cin­quante, l’opinion publique bri­tan­nique, encore fraîche de la vic­toire contre le nazisme, décou­vrit les hor­reurs du Pipe­line, le sys­tème des cent cin­quante Lager (com­ment les nom­mer autre­ment ?) ouverts au Kenya pour y dépor­ter la popu­la­tion kikuyu et écra­ser l’insurrection des Mau Mau. On eut connais­sance de pri­son­niers brû­lés vifs ou châ­trés avec des pinces à bes­tiaux. Le scan­dale condui­sit à l’indépendance du Kenya et accé­lé­ra la fin de l’empire « sur lequel le soleil ne se cou­chait jamais ».

Ce que le bour­geois euro­péen ne par­donne pas à Hit­ler, écri­vit Aimé Césaire en 1950, « ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humi­lia­tion de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appli­qué à l’Europe des pro­cé­dés colo­nia­listes dont ne rele­vaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coo­lies de l’Inde et les nègres d’Afrique »1.

Une réflexion que Les Jaco­bins noirs avait anti­ci­pée bien avant la guerre, tout comme il avait anti­ci­pé les réflexions d’un autre enfant des Indes occi­den­tales, Frantz Fanon, auteur de l’autre grande œuvre anti­co­lo­niale du XXe siècle : Les Dam­nés de la Terre (1961).

Entre-temps, Les Jaco­bins noirs cir­cu­lait, de manière tota­le­ment illé­gale, dans les pays où rou­geoyaient les braises de la révolte colo­niale. Divi­sé en fas­ci­cules, copié à la main façon samiz­dat, ce fut l’un des textes les plus répan­dus dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, par­mi les acti­vistes de plu­sieurs géné­ra­tions, du mas­sacre de Shar­pe­ville (1960) à la révolte de Sowe­to (1976) et bien au-delà.

Relue pour le quatre-ving­tième anni­ver­saire, cette his­toire d’un Spar­ta­cus noir, d’une armée d’esclaves qui fait la révo­lu­tion, appa­raît plus actuelle que jamais, pour de nom­breuses rai­sons. Trop pour que cet article puisse inté­gra­le­ment en rendre compte.

En Ita­lie et dans une grande par­tie de l’Europe, dans une dis­tor­sion para­doxale, les termes « esclaves », « escla­vage » et « escla­va­gistes » sont uti­li­sés avec une ins­tru­men­ta­li­sa­tion visant à défendre le pri­vi­lège blanc et atta­quer les mobi­li­sa­tions anti­ra­cistes : « C’est vous les bien-pen­sants, qui défen­dez la nou­velle traite des esclaves ! », « Vous êtes com­plices des contre­ban­diers, les nou­veaux tra­fi­quants d’esclaves ! », « On les amène ici pour en faire des esclaves ! ».

Du reste, des noirs entas­sés sur des embar­ca­tions qui accom­plissent un voyage dramatique…que pour­raient-ils bien rappeler ?

Mais l’allégorie est fal­la­cieuse : les contre­ban­diers ne sont pas des négriers, mais des pas­seurs, parce que les migrants veulent être trans­por­tés en Europe et paient pour le voyage, c’est-à-dire pour avoir un ser­vice. Qu’ils en reçoivent un de très mau­vaise qua­li­té, de la part d’ordures sans scru­pules, c’est évi­dem­ment la faute de ces ordures, mais plus encore celle des lois sur l’immigration. Eh oui, la situa­tion rend ces voyages très dan­ge­reux, mais cela ne les place pas sur le même pied d’égalité que le Middle Pas­sage (Pas­sage du milieu) des bateaux négriers.

Le terme d’« esclaves » est uti­li­sé par les racistes pour nier aux per­sonnes migrantes toute capa­ci­té, toute auto­no­mie de choix. Ceux qui accom­plissent ces voyages sont décrits sim­ple­ment comme des corps, de la matière brute trans­por­tée d’un endroit à l’autre. C’est le cli­ché raciste et colo­nial sur les esclaves, et per­sonne ne l’a démon­tré mieux que C.L.R. James. Dans la masse délais­sée des esclaves d’Haïti étaient en cours, invi­sibles pour le patron, des mou­ve­ments pro­fonds, des prises de conscience, des insu­bor­di­na­tions ram­pantes, ce que dans le jar­gon actuel nous défi­ni­rions des « par­cours d’autoformation ». On se for­mait autour de réunions et leçons clan­des­tines, à tra­vers le sabo­tage, à tra­vers la fuite pour rejoindre la com­mu­nau­té des esclaves en fuite, les Nèg mawons (Mar­rons), et même pour se joindre aux équi­pages de pirates. De ces pro­ces­sus émer­gèrent, au bon moment, un sujet révo­lu­tion­naire et une grande armée popu­laire, avec ses com­man­dants, ses brillants stra­tèges, et son incroyable Napo­léon. Une armée qui ébran­la l’ordre du monde.

Tan­dis que l’oubli du pas­sé colo­nial génère de nou­veaux monstres et un délire de masse sur les sup­po­sées « inva­sions » du sud de la pla­nète, Les Jaco­bins noirs conti­nue à influer sur l’imaginaire et les luttes, et ceux qui luttent conti­nuent de le décou­vrir. Ce n’est pas un hasard si l’un des révo­lu­tion­naires de Tous­saint, un homme quel­conque, est deve­nu le logo de Jaco­bin (cf. le texte de Rei­meke Forbes publié dans Jaco­bin). Et ce legs ne ces­se­ra jamais de faire trem­bler les patrons.

Je conclus en para­phra­sant une des chan­sons des Stor­my Six : capi­ta­listes et racistes « ne se sentent pas encore tran­quilles, car ils savent / que Tous­saint Lou­ver­ture arpente le monde ».

C. L. R. James

Les Jaco­bins noirs
Tous­saint Lou­ver­ture et la révo­lu­tion de Saint-Domingue (Nou­velle édition)

Tra­duc­tion : Pierre Naville, avec la col­la­bo­ra­tion de Nico­las Vieillescazes

Cou­ver­ture © Syl­vain Lamy

Pré­face : Laurent Dubois

  1. Aimé Césaire, Dis­cours sur le colo­nia­lisme, Paris, Pré­sence afri­caine, 1955 (1re éd. 1950).