Le film politique ne peut pas être construit sur les codes narratifs du cinéma dominant… D’où l’ambiguïté de films à réputation politique qui ne le sont pas du tout.
En considérant plusieurs films qui tentent de rendre compte de ce qu’on a appelé les printemps arabes, il nous a semblé que le meilleur de ce que nous avions pu voir pour le moment nous renvoyait moins à des formes révolutionnaires au sens où elles seraient nouvelles qu’à des formes de cinéma direct, focalisées sur la libération de la parole. Formes considérées académiquement comme télévisuelles du point de vue du documentaire d’auteur européen. Mais n’y a‑t-il pas là un passage obligé et même quelque chose auquel nous aurions tout intérêt à revenir ?
Dans un contexte insurrectionnel, il y a à se positionner comme individu d’abord, comme cinéaste ensuite. Quelles sont les fonctions d’un cinéaste immergé dans un contexte insurrectionnel ? Très pragmatiquement, pour autant qu’il se définisse comme acteur dans le processus de transformation de sa société, il documente ce qu’il vit, ce qu’il voit. Le temps n’est pas encore à l’analyse, le cinéaste est d’abord dans la turbulence. Peu importe la pauvreté des moyens dont il se sert pour rendre compte de l’événement, il relate parce que l’événement est plus fort que lui. Les formes qu’il va emprunter seront donc le plus souvent « télévisuelles ». Tu ne peux pas reprocher aux cinéastes engagés dans un processus révolutionnaire de se servir de ces formes adaptées aux contraintes auxquelles ils se trouvent confrontés. Si tu es à la bonne place, au bon moment, tant mieux, mais parfois même l’événement t’échappe, il n’y a plus de visuel. Alors, tu vas chercher ce qui fait sens et ce qui fait sens c’est la parole. Tu vas donc user des formes du direct. L’intérêt que ça peut avoir, c’est que les gens qui prennent la parole à ce moment-là peuvent être des gens aux-quels on l’a soustrait avant et là, ça devient intéressant.
Il ne faut pas perdre de vue qu’au moment où le direct a été mis au point, un des pays qui a généré les films les plus intéressants, c’est le Québec. La force des films de Perrault vient précisément de ce que ses films accordent la parole à des gens qui ne l’avaient jamais prise parce qu’on ne la leur donnait pas, ils subissaient une ségrégation culturelle.
Puisque nous évoquons une situation insurrectionnelle, remontons au début du cinéma. Comment cela s’est-il passé chez les Soviétiques ?
Au début, en 1917, il existe une volonté très délibérée du pouvoir de documenter ce qui se passe. Je pense que quand Lénine dit : « Le plus important de tous les arts est le cinéma », il ne se situe pas dans une logique propagandiste étroite. Il y a une volonté réelle de documenter, d’aligner des faits dont hélas, il ne reste plus beaucoup de traces étant donné les techniques employées à l’époque. Faute de moyens – le pays subit un blocus économique étouffant –, les cinéastes se servent d’une pellicule de récupération. On grattait les films récupérés sur lesquels on couchait artisanalement de nouvelles émulsions. Toutes ces choses-là font que la plupart des documents ont disparu. On pourrait d’ailleurs rapprocher cette situation de ce qu’il en est aujourd’hui de la pérennité du numérique. Tout ça c’est de la mémoire condamnée. C’est assez bouleversant. Au blocus économique vient s’ajouter la désertification des studios. La plupart des producteurs ont fui la révolution, en emportant tout ce qui était emportable : films, pellicule vierge, matériel… Ceux, rares, qui sont restés résistent aux nouveaux décrets. Le pouvoir organise des rencontres entre des représentants du secteur privé et des intellectuels destinées à orienter la production cinématographique vers la fabrication de films éducatifs. Il ne faut pas oublier que l’époque voit la création d’agit-train, d’agit-bateau appartenant à un réseau d’institutions extrascolaires, d’universités populaires. Il y a des campagnes d’alphabétisation. Gorki, Maïakovski écrivent des scénarios… mais les privés font disparaître ce qui reste de l’outil de production, ferment les salles. Seuls quelques opérateurs, acquis aux idées nouvelles, se forment sur le front de la guerre civile – Vertov, Koulechov – et deviendront les véritables pionniers de la cinématographie soviétique. Ils tournent des actualités, les kinonedelia, qui n’ont pas encore les formes révolutionnaires que Vertov va leur donner.
Donc que pouvait-on voir dans les quelques salles de cinéma encore ouvertes ? De vieux programmes oubliés au fond des armoires, des actualités, les kinonedelia, dont les spectateurs sont friands, ils découvrent ainsi la chronique de ce que vit le pays et des agitki – bandes courtes d’agitation révolutionnaire – qui véhiculent des valeurs simples dans lesquelles un certains nombre de spectateurs se reconnaissent – ce que nous retrouvons dans les ciné-tracts tournés en 1968. Ces films fonctionnent sur des oppositions tranchées où l’ennemi est pointé du doigt dans des atours caricaturaux. Ici encore les premiers agitki ne se différencient pas des films de propagande produits avant 1917. Mais l’enthousiasme populaire pour ces projections s’estompe vite. D’abord parce que la guerre civile ne se terminera qu’en 1920 et fera près de huit millions de morts, victimes du conflit ou de ses conséquences, le typhus, la famine. L’économie soviétique est exsangue et la production cinématographique quasiment à l’arrêt. Le grand élan est sur le point de se briser et Lénine va devoir rétablir la libre entreprise – la NEP – qui favorisera l’importation de productions occidentales médiocres. Si les jeunes cinéastes, soutenus par une avant-garde intellectuelle et artistique aussi brillante que radicale, rêvent de donner une cinématographie nouvelle à un État nouveau, rien ne laisse présager l’éclosion des chefs‑d’œuvre qui seront réalisés en URSS quelques années plus tard.
Il y a une impossibilité d’inventer de nouvelles formes dans l’insurrection et la guerre civile mais aussi un processus d’épuisement des idéaux à mesure qu’avance la Révolution, ce qui ne laisse qu’une courte période pour faire un cinéma réellement révolutionnaire, non ?
Les gens qui ont généré de nouvelles formes, je pense à Vertov, Eisenstein, Poudovkine, etc., n’ont pas trente ans quand ils réalisent leur premier film. Eisenstein a 26 ans lorsque sort La Grève, 27 lorsqu’il tourne Le Cuirassé Potemkine. Ces films comme ceux de Vertov, Kinoglas, La Onzième Année, L’Homme à la caméra vont bouleverser la cinématographie mondiale et je devrais encore évoquer le travail de Poudovkine, de Koulechov, de Dovjenko, l’aventure plus tardive du ciné-train de Medvedkine… C’est un moment de création extraordinaire, peut-être exceptionnel.
Cette brusque éclosion n’est pas le fruit du hasard. Il y a des éléments porteurs. D’abord une véritable foi dans les illusions sociales et politiques portées par la Révolution, foi partagée par une avant-garde picturale, littéraire, théâtrale dont sont issus ces réalisateurs. Eisenstein vient du théâtre, il a été formé par Meyerhold, Vertov est issu du courant futuriste. Cette avant-garde, soutenue par le nouveau pouvoir, veut anéantir les formes artistiques conventionnelles reflétant l’ordre social que la révolution a renversé. Les films doivent désormais refléter la réalité soviétique – nous avons évoqué les rapports qu’ont entretenus certains de ces réalisateurs avec un des aspects les plus brutaux de cette réalité : la guerre civile. Revenus du front, ils se heurtent à une totale carence de moyens et faute de pouvoir tourner, ils étudient les films abandonnés par les opposants, ils théorisent. Appelons cela des contraintes productives. Vertov apprend son métier devant une table de montage, Koulechov dans son laboratoire‑école. C’est une période de gestation, de pensée, de pratique indirecte. La libéralisation de l’économie permet à l’État de susciter et de financer leurs premiers projets, pour la plupart des films-manifestes très différents les uns des autres. Quoi de plus différent du Cuirassé Potemkine que L’Homme à la caméra ? Cette diversité reflète la richesse intellectuelle de l’époque, elle va générer des luttes fratricides entre cinéastes.
Si on récapitule, il y a donc production dans la turbulence de l’Histoire de films qui n’ont rien à voir avec ce que nous appellerons un cinéma d’analyse politique qui suppose un recul, une analyse nécessaire à la gestation de formes nouvelles. Il faut attendre 1924 et La Grève d’Eisenstein, il faut attendre Vertov et tout un processus qui aboutira à Enthousiasme et Trois Chants pour Lénine, pour voir s’affirmer des formes nouvelles qui répondent à une analyse complexe de la société.
Je relisais une interview de Johan van der Keuken, que je trouvais éclairante pour comprendre ce qu’on peut entendre par analyse complexe de la société en relation avec la création de formes complexes. Il écrivait, dans sa période de militantisme dur : « Il y a des cinéastes latino-américains qui disent faire abstraction de toute complexité formelle ou idéologique pour arriver à transmettre le contenu simplement. Faire abstraction des complexités formelles c’est aussi faire abstraction des complexités de la société même. Les connaissances objectives, c’est ce que j’apprends dans le courant de la production de films et c’est dans le film. Cette connaissance est le résultat du processus. Elle vient de la réalité même. » Qu’il ait interrogé les formes, que cette interrogation sur la sécrétion de formes complexes réponde à la nécessité de produire une analyse des complexités de la société, est indéniable. Durant toute cette période de son œuvre, il a approfondi et développé l’écriture thématique. Je pense au triptyque Nord-Sud.
Van der Keuken analyse comme Vertov la société qu’il voit alors qu’Eisenstein avec La Grève raconte une histoire pré-révolutionnaire.
Ce que Van der Keuken tente de produire, c’est une radiographie contemporaine de la complexité économique des liens Nord-Sud. C’est vrai qu’Eisenstein a travaillé le passé. Il analyse les contradictions de certains aspects de la société tsariste pour expliquer la Révolution. Donc, c’est un travail d’« historien », d’historien politique. Il va d’ailleurs construire sa filmographie sur des jubilés. Il va imager les grands mythes fondateurs de la Révolution, voyez le nombre de films marqués par l’empreinte du Cuirassé Potemkine.
La Grève est plus complexe. Ma lecture de ce film est moins dure que celle que j’ai pu avoir à une époque, d’abord parce qu’il m’apparaît que dans le choix de l’hétérogénéité même des matériaux qui la constituent, l’œuvre travaille le processus de représentation de façon assez complexe. Le film oppose des fragments documentaires stricto sensu – c’est quasiment du kino-glaz vertovien –, avec des séquences de fiction proche des codes de jeux du cabaret. Et la juxtaposition est intéressante dans le choc qu’elle provoque. Il y a un jeu de collage, qui s’adresse à la réflexion du spectateur.
On peut même dire que c’est peut-être le film le plus brechtien d’Eisenstein parce que le choc empêche l’apparition de l’illusion et des processus d’identification qui l’accompagnent. Le film contient cependant des ambiguïtés. Les premières attractions – juxtaposer le massacre des ouvriers à une séquence d’abattoir – sont bâties sur une volonté très délibérée d’orienter le psychisme du spectateur dans une orientation de classe donnée, de s’adresser davantage à son affect qu’à son intelligence. C’est un travers dans lequel Vertov ne tombera jamais. Indépendamment de cela, La Grève rejette les formes narratives traditionnelles et propose le démontage de l’échec d’une grève à travers une analyse marxiste : pourquoi une grève échoue-t-elle ou plutôt comment échoue-t-elle ? Comment ça fonctionne ? Comment ça se met en place et quelles sont les stratégies que le capital met en place pour la démonter ? Qui sont les acteurs sociaux et quelles sont leurs fonctions – récupération du lumpenprolétariat par exemple… Tout cela est lumineusement pédagogique dans le film.
C’est vrai que c’est un cinéma qui éclaire des fonctionnements inhérents au monde capitaliste en opposition avec ce que la société soviétique tente de construire. Vertov, lui, va plutôt dépeindre la contemporanéité. Il va même tenter de projeter l’image de la société socialiste future, dans En avant soviet !, par exemple.
Toute la question que ce cinéma pose, c’est comment on figure la Révolution. Quand je vois la manière dont Eisenstein figure la Révolution, je vois des icônes, elles ont bouleversé mais avec le recul, c’est devenu assez misérable, usé. Quand je vois la façon dont Vertov figure la Révolution, on n’est pas du tout dans l’épopée. Vertov dit : la véritable Révolution, c’est quoi ? C’est un fil qui pend d’un plafond, il y a un soquet, il y a une ampoule et puis pouf ! J’appuie sur un truc et l’ampoule s’allume. Dans une isba à x kilomètres de Moscou, on enfonce un bouton et il y a de l’électricité. C’est fabuleux, c’est positivement bouleversant. C’est ça que Vertov montre, une société qui sort du Moyen-Âge.
On a l’impression que lorsqu’on dit cinéma révolutionnaire aujourd’hui, c’est l’héritage d’Eisenstein qui vient spontanément à l’esprit (les icônes, les grandes fresques) plutôt que celui de Vertov.
Eisenstein produit des choses qui répondent à un besoin. Ce sont des formes qui naissent non pas dans le mouvement de l’insurrection même mais qui sont postérieures à ce mouvement. Le succès que ces formes rencontrent est lié à toutes les concessions que ces films font au spectacle comme spectacle et elles rencontrent l’adhésion du pouvoir parce qu’elle maintiennent l’utopie dont la plupart des gens sont déjà en train de revenir. Il ne faut pas se bercer d’illusion. Le grand public, en tout cas urbain, de l’époque était déjà formaté par les productions étrangères que la NEP a continué à déverser sur les écrans. Aller au cinéma supposait des réflexes liés à un mode de représentation entraînant une identification à des héros. Si Eisenstein y a échappé dans les premiers temps, il y est vite venu, ensuite Staline a remis les choses au pas : dès 1929, le cinéma doit fabriquer des héros positifs. Vertov a surtout rencontré du succès auprès d’un public d’avant-garde ou, à l’inverse, d’un public vierge de cinéma, avide de faits : le public paysan par exemple qui se reconnaissait davantage dans ce que Vertov leur projetait d’eux-mêmes que dans les comédies qui venaient de la ville où l’on travestissait des comédiens en paysans qui devait faire rire les moujiks. Ce n’est pas que Vertov n’ait pas travaillé à la construction des mythologies du nouvel État : le mythe du « chef » (Lénine), le mythe de « l’État », le mythe du « travail libre et joyeux », le mythe de « l’homme ordinaire », rouage de la mécanique sociale, traversent son œuvre. Mais à l’inverse d’Eisenstein, ce qu’il construit il le construit en résistance à ce que l’on attend de lui. Quand on lui confie en 1926 le tournage de La Sixième Partie du monde, on attend un film publicitaire prônant les productions soviétiques à destination de l’étranger. Vertov envisage l’exportation dans une perspective idéologique, économique et donc révolutionnaire. Il portraiture les clients étrangers en exploiteurs dans un monde capitaliste condamné. Sa vision est politiquement internationaliste. De plus, son cinéma est habité par cette intuition géniale, l’idée que le montage est une opération ininterrompue depuis la première observation jusqu’à la post-production. Dès 1929, l’année du grand tournant et de l’avènement du réalisme socialiste, toute expérience formelle est perçue comme acte de sabotage idéologique parce qu’elle fait sortir l’art des canons en usage. C’est ce qui explique le non-succès « organisé » de L’Homme à la caméra.
Est-ce que vous pensez qu’on peut espérer que de Tunisie vont bientôt nous parvenir des films qui arrivent à penser la complexité du processus politique en cours, voire son retournement ?
Ces films-là devraient inventer des formes qui s’inscriraient en filiation avec des œuvres générées dans d’autres moments insurrectionnels, des formes qui remettraient en cause les notions de réalité, de réalisme, de naturalisme et de représentation. Ce sont des films qui feraient appel à un nouveau type de spectateur. Pas une narration prenant comme contexte une situation révolutionnaire plus ou moins misérablement représentée. Il ne s’agit pas de donner au spectateur un spectacle, si ce n’est effectivement pour le détourner. Il y a tout un travail à faire sur ce qu’on appelle le cinéma politique. D’abord l’approche thématique du réel. La recherche d’une ciné-écriture comme Vertov l’a proposée à un moment est une impasse mais avec des moments sidérants. L’Homme à la caméra reste pour moi un grand film. Le problème, qui n’est pas négligeable, est sa lisibilité. Je me refuse à en faire un pur objet formel, ce à quoi le film est souvent réduit. C’est infiniment plus que ça et infiniment plus difficile à lire parce que nous n’en possédons plus les codes de lecture et de fabrication. À partir du moment où l’on génère des formes qui sont des formes nouvelles avec ce jusqu’auboutisme-là. D’autant que les références sur lesquelles le film s’appuie sont des références très contemporaines à la fabrication du film.
On postule une forme d’intelligence commune avec le spectateur tellement fine qu’effectivement aujourd’hui lorsque dans L’Homme à la caméra on voit l’image du Bolchoï qui se casse en deux, on ne fait plus le rapprochement avec le débat qu’il y avait à l’époque sur l’éventuelle destruction de ce bâtiment qui représentait pour Vertov un vestige de la culture de l’ancien régime. Il faut que ce soit vous qui le trouviez et donniez cette clé au public.
Oui, c’est un peu comme Les Singes de Breughel, tableau-allusion à la servitude des provinces flamandes au pouvoir espagnol. Le visiteur de musée n’a aucune conscience de ça sauf s’il en est informé. Bref, si l’écriture thématique est une forme possible, il y a d’autres formes dans le cinéma que l’on peut qualifier de politique, par exemple des films de détournement de formes. Las Hurdes de Luis Buñuel est un grand film politique. C’est un détournement d’une approche de film dit d’exploration, de film exotique. Le détournement vient de ce que le film parle d’une réalité géographiquement proche pour Buñuel sur le mode avec lequel on évoquait des réalités plutôt lointaines. Ce décalage est vécu par la population que le film dépeint, décalage entre les principes moraux qui leurs sont inculqués et les conditions de vie, de survie devrait-on dire, que Buñuel dénonce.
À propos de détournement, il y a un cas d’école : L’Île aux fleurs de Jorge Furtado inspire aujourd’hui beaucoup de films militants qui semblent complètement en retourner le propos. C’était un détournement de film didactique introduisant un contrepoint ironique dans une écriture redondante (on dit une tomate, on voit une tomate.) On s’en inspire aujourd’hui pour faire à nouveau des films pédagogiques sans aucun contrepoint, dans une logique régressive de communication prétendument efficace où l’image ne fait plus qu’illustrer ce qui est asséné par une voix off.
Quand on parle de ces formes de détournements, je pense à un cinéaste important : Peter Watkins. Punishment Park, La Bombe sont des films tout à fait extraordinaires. Mais je pense que le film politique, en tout cas tel que je le définis, ne peut pas être construit sur les codes narratifs du cinéma dominant, autrement dit une histoire linéaire avec des personnages dont on suit la destinée. D’où l’ambiguïté de films à réputation politique qui ne le sont pas du tout. Globalement l’œuvre de Costa-Gavras par exemple… ou de Spielberg plus récemment.
Quelle est la fonction de ce type de films qu’on pourrait dire politiques grand public ?
Pour paraphraser Rivette, on est dans quelque chose qui est de l’ordre de la surenchère esthétique. En s’appuyant sur un événement historique on développe une fable, un spectacle dans sa forme la plus réductrice. Le problème fondamental de ce type de films c’est essentiellement qu’il réduit la lecture de la complexité de la situation politique et économique parce qu’il la ramène à des enjeux individuels, psychologiques. Cela entraîne chez le spectateur un processus d’empathie ou de non-empathie, un confort de spectateur-consommateur. Ce n’est pas une écriture qui l’amène à analyser ce dont on parle. Il y a un refus dans ce type de film de proposer la moindre possibilité d’analyse et de compréhension des enjeux politiques.
L’ingérence française pèse encore de tout son poids économique et symbolique sur la production cinématographique tunisienne. Cela semble notamment empêcher que la classe détentrice des moyens intellectuels et matériels analyse sa situation et ses devoirs par rapport au reste de la population, ce qui serait peut-être un bon début pour penser un nouveau cinéma.
Je pense qu’il y a des modes de production qui échappent à cet écrasement, qu’il y a eu du matériel qui a été collecté et que tout ça peut faire l’objet à un moment d’une réflexion et produire une pensée. Il y a des antécédents, que ce soit ce qui s’est passé en Asie du Sud-Est ou en Roumanie. Ces mouvements révolutionnaires ont été documentés de l’intérieur et tout ce matériel à un moment a été récolté et a fait l’objet d’une réflexion qui portait aussi bien sur l’événement même que sur le mode de transmission et la récupération que l’Occident a pu en faire. Je pense à Harun Farocki, qui vient de disparaître. C’est clair que la réflexion qui est posée dans le film qu’il a coréalisé avec Ujica autour de la révolution roumaine est une réflexion qui porte aussi sur la manière dont l’Occident a réfléchi et a voulu réfléchir de façon idéologique la faillite du communisme. On peut imaginer quelque chose de similaire en Tunisie mais encore une fois, il n’y a pas à spéculer. Il faut attendre, il faut explorer, il faut interroger les gens sur place, il faut voir comment ça bouge là-bas. C’est ce que j’évoquais par rapport au film Babylon de Ismaël Chebbi, bien que je ne l’ai pas vu. Si je ne l’ai pas vu, c’est qu’il n’a pas beaucoup été montré, bien que primé à Marseille au FID en 2012. Et pourquoi ?
On nous a présenté la Révolution en Roumanie, comme le fait que les Roumains étaient enfin arrivés au même stade que nous, donc au « dernier stade de l’histoire » selon les théories en vogue à ce moment-là. De la même manière, on nous raconte aujourd’hui que la Tunisie accède enfin au paradis libéral. Alors qu’on aurait plutôt besoin que les Tunisiens nous renvoient l’idée qu’ils se heurtent à une impasse et que c’est la même impasse que nous.
Peut-être que des choses vont se générer, qui vont nourrir notre cinéma. Tout comme je pense qu’il y a beaucoup de choses, en dehors des contextes de crise qui sont terriblement riches par rapport à ce que nous produisons. Jia Zhangke, Hou Hsiao-hsien sont des cinéastes qui poussent vraiment les pions beaucoup plus loin. C’est terriblement inventif, aventureux même. Hou Hsiao-hsien travaille là-bas dans une dialectique de contraintes productives, ce qui le force à fonctionner à partir de sa réalité parce qu’on ne lui donne pas les moyens de tourner autrement et cette limite devient un atout, cette pauvreté devient une richesse. Avec les moyens du bord, il est bien forcé, voulant traiter les sujets qu’il désire aborder, d’inventer des formes…
Propos recueillis par Patrick Taliercio et mis en forme par Deborah Benarrosch et Thierry Odeyn. Publié dans la revue N°3 SMALA Cinéma