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Fichier PDF : Insur­rec­tion et ciné­ma — Entre­tien avec Thier­ry Odeyn

Le film poli­tique ne peut pas être construit sur les codes nar­ra­tifs du ciné­ma domi­nant… D’où l’ambiguïté de films à ré­pu­ta­tion poli­tique qui ne le sont pas du tout.

En consi­dé­rant plu­sieurs films qui tentent de rendre compte de ce qu’on a appe­lé les prin­temps arabes, il nous a sem­blé que le meilleur de ce que nous avions pu voir pour le moment nous ren­voyait moins à des formes ré­vo­lu­tion­naires au sens où elles seraient nou­velles qu’à des formes de ciné­ma direct, foca­li­sées sur la libé­ra­tion de la parole. Formes consi­dé­rées aca­dé­mi­que­ment comme té­lé­vi­suelles du point de vue du docu­men­taire d’auteur euro­péen. Mais n’y a‑t-il pas là un pas­sage obli­gé et même quelque chose auquel nous aurions tout inté­rêt à revenir ?

Dans un contexte insur­rec­tion­nel, il y a à se posi­tion­ner comme indi­vi­du d’abord, comme cinéaste ensuite. Quelles sont les fonc­tions d’un cinéaste immer­gé dans un contexte insur­rec­tion­nel ? Très prag­ma­ti­que­ment, pour autant qu’il se dé­fi­nisse comme acteur dans le pro­ces­sus de trans­for­ma­tion de sa socié­té, il docu­mente ce qu’il vit, ce qu’il voit. Le temps n’est pas encore à l’analyse, le cinéaste est d’abord dans la tur­bu­lence. Peu importe la pau­vre­té des moyens dont il se sert pour rendre compte de l’événement, il relate parce que l’événement est plus fort que lui. Les formes qu’il va emprun­ter seront donc le plus sou­vent « té­lé­vi­suelles ». Tu ne peux pas repro­cher aux cinéastes enga­gés dans un pro­ces­sus ré­vo­lu­tion­naire de se ser­vir de ces formes adap­tées aux contraintes aux­quelles ils se trouvent confron­tés. Si tu es à la bonne place, au bon moment, tant mieux, mais par­fois même l’événement t’échappe, il n’y a plus de visuel. Alors, tu vas cher­cher ce qui fait sens et ce qui fait sens c’est la parole. Tu vas donc user des formes du direct. L’intérêt que ça peut avoir, c’est que les gens qui prennent la parole à ce moment-là peuvent être des gens aux-quels on l’a sous­trait avant et là, ça devient intéressant.

Il ne faut pas perdre de vue qu’au moment où le direct a été mis au point, un des pays qui a gé­né­ré les films les plus inté­res­sants, c’est le Qué­bec. La force des films de Per­rault vient pré­ci­sé­ment de ce que ses films accordent la parole à des gens qui ne l’avaient jamais prise parce qu’on ne la leur don­nait pas, ils subis­saient une sé­gré­ga­tion culturelle.

Puisque nous évo­quons une situa­tion insur­rec­tion­nelle, remon­tons au dé­but du ciné­ma. Com­ment cela s’est-il pas­sé chez les Soviétiques ?

Au dé­but, en 1917, il existe une volon­té très dé­li­bé­rée du pou­voir de docu­men­ter ce qui se passe. Je pense que quand Lé­nine dit : « Le plus impor­tant de tous les arts est le ciné­ma », il ne se situe pas dans une logique pro­pa­gan­diste étroite. Il y a une volon­té réelle de docu­men­ter, d’aligner des faits dont hé­las, il ne reste plus beau­coup de traces étant don­né les tech­niques employées à l’époque. Faute de moyens – le pays subit un blo­cus éco­no­mique étouf­fant –, les cinéastes se servent d’une pel­li­cule de ré­cu­pé­ra­tion. On grat­tait les films ré­cu­pé­rés sur les­quels on cou­chait arti­sa­na­le­ment de nou­velles émul­sions. Toutes ces choses-là font que la plu­part des docu­ments ont dis­pa­ru. On pour­rait d’ailleurs rap­pro­cher cette situa­tion de ce qu’il en est aujourd’hui de la pé­ren­ni­té du numé­rique. Tout ça c’est de la mé­moire condam­née. C’est assez bou­le­ver­sant. Au blo­cus éco­no­mique vient s’ajouter la dé­ser­ti­fi­ca­tion des stu­dios. La plu­part des pro­duc­teurs ont fui la ré­vo­lu­tion, en empor­tant tout ce qui était empor­table : films, pel­li­cule vierge, maté­riel… Ceux, rares, qui sont res­tés ré­sistent aux nou­veaux dé­crets. Le pou­voir orga­nise des ren­contres entre des repré­sen­tants du sec­teur pri­vé et des intel­lec­tuels des­ti­nées à orien­ter la pro­duc­tion ciné­ma­to­gra­phique vers la fabri­ca­tion de films édu­ca­tifs. Il ne faut pas oublier que l’époque voit la créa­tion d’agit-train, d’agit-bateau appar­te­nant à un ré­seau d’institutions extra­s­co­laires, d’universités popu­laires. Il y a des cam­pagnes d’alphabétisation. Gor­ki, Maïa­kovs­ki écrivent des scé­na­rios… mais les pri­vés font dis­pa­raître ce qui reste de l’outil de pro­duc­tion, ferment les salles. Seuls quelques opé­ra­teurs, acquis aux idées nou­velles, se forment sur le front de la guerre civile – Ver­tov, Kou­le­chov – et devien­dront les vé­ri­tables pion­niers de la ciné­ma­to­gra­phie sovié­tique. Ils tournent des actua­li­tés, les kino­ne­de­lia, qui n’ont pas encore les formes ré­vo­lu­tion­naires que Ver­tov va leur donner.

Donc que pou­vait-on voir dans les quelques salles de ciné­ma encore ouvertes ? De vieux pro­grammes oubliés au fond des armoires, des actua­li­tés, les kino­ne­de­lia, dont les spec­ta­teurs sont friands, ils dé­couvrent ain­si la chro­nique de ce que vit le pays et des agit­ki – bandes courtes d’agitation ré­vo­lu­tion­naire – qui vé­hi­culent des valeurs simples dans les­quelles un cer­tains nombre de spec­ta­teurs se recon­naissent – ce que nous retrou­vons dans les ciné-tracts tour­nés en 1968. Ces films fonc­tionnent sur des oppo­si­tions tran­chées où l’ennemi est poin­té du doigt dans des atours cari­ca­tu­raux. Ici encore les pre­miers agit­ki ne se dif­fé­ren­cient pas des films de pro­pa­gande pro­duits avant 1917. Mais l’enthousiasme popu­laire pour ces pro­jec­tions s’estompe vite. D’abord parce que la guerre civile ne se ter­mi­ne­ra qu’en 1920 et fera près de huit mil­lions de morts, vic­times du conflit ou de ses consé­quences, le typhus, la famine. L’économie sovié­tique est exsangue et la pro­duc­tion ciné­ma­to­gra­phique qua­si­ment à l’arrêt. Le grand élan est sur le point de se bri­ser et Lé­nine va devoir ré­ta­blir la libre entre­prise – la NEP – qui favo­ri­se­ra l’importation de pro­duc­tions occi­den­tales mé­diocres. Si les jeunes cinéastes, sou­te­nus par une avant-garde intel­lec­tuelle et artis­tique aus­si brillante que radi­cale, rêvent de don­ner une ciné­ma­to­gra­phie nou­velle à un État nou­veau, rien ne laisse pré­sa­ger l’éclosion des chefs‑d’œuvre qui seront réa­li­sés en URSS quelques années plus tard.

Il y a une impos­si­bi­li­té d’inventer de nou­velles formes dans l’insurrection et la guerre civile mais aus­si un pro­ces­sus d’épuisement des idéaux à mesure qu’avance la Ré­vo­lu­tion, ce qui ne laisse qu’une courte pé­riode pour faire un ciné­ma réel­le­ment ré­vo­lu­tion­naire, non ? 

Les gens qui ont gé­né­ré de nou­velles formes, je pense à Ver­tov, Eisen­stein, Pou­dov­kine, etc., n’ont pas trente ans quand ils réa­lisent leur pre­mier film. Eisen­stein a 26 ans lorsque sort La Grève, 27 lorsqu’il tourne Le Cui­ras­sé Potem­kine. Ces films comme ceux de Ver­tov, Kino­glas, La Onzième Année, L’Homme à la camé­ra vont bou­le­ver­ser la ciné­ma­to­gra­phie mon­diale et je devrais encore évo­quer le tra­vail de Pou­dov­kine, de Kou­le­chov, de Dov­jen­ko, l’aventure plus tar­dive du ciné-train de Med­ved­kine… C’est un moment de créa­tion extra­or­di­naire, peut-être exceptionnel.

Cette brusque éclo­sion n’est pas le fruit du hasard. Il y a des élé­ments por­teurs. D’abord une vé­ri­table foi dans les illu­sions sociales et poli­tiques por­tées par la Ré­vo­lu­tion, foi par­ta­gée par une avant-garde pic­tu­rale, lit­té­raire, théâ­trale dont sont issus ces réa­li­sa­teurs. Eisen­stein vient du théâtre, il a été for­mé par Meye­rhold, Ver­tov est issu du cou­rant futu­riste. Cette avant-garde, sou­te­nue par le nou­veau pou­voir, veut anéan­tir les formes artis­tiques conven­tion­nelles reflé­tant l’ordre social que la ré­vo­lu­tion a ren­ver­sé. Les films doivent dé­sor­mais reflé­ter la réa­li­té sovié­tique – nous avons évo­qué les rap­ports qu’ont entre­te­nus cer­tains de ces réa­li­sa­teurs avec un des aspects les plus bru­taux de cette réa­li­té : la guerre civile. Reve­nus du front, ils se heurtent à une totale carence de moyens et faute de pou­voir tour­ner, ils étu­dient les films aban­don­nés par les oppo­sants, ils théo­risent. Appe­lons cela des contraintes pro­duc­tives. Ver­tov apprend son mé­tier devant une table de mon­tage, Kou­le­chov dans son labo­ra­toire-école. C’est une pé­riode de ges­ta­tion, de pen­sée, de pra­tique indi­recte. La libé­ra­li­sa­tion de l’économie per­met à l’État de sus­ci­ter et de finan­cer leurs pre­miers pro­jets, pour la plu­part des films-mani­festes très dif­fé­rents les uns des autres. Quoi de plus dif­férent du Cui­ras­sé Potem­kine que L’Homme à la camé­ra ? Cette diver­si­té reflète la richesse intel­lec­tuelle de l’époque, elle va gé­né­rer des luttes fra­tri­cides entre cinéastes.

Si on ré­ca­pi­tule, il y a donc pro­duc­tion dans la tur­bu­lence de l’Histoire de films qui n’ont rien à voir avec ce que nous appel­le­rons un ciné­ma d’analyse poli­tique qui sup­pose un recul, une ana­lyse né­ces­saire à la ges­ta­tion de formes nou­velles. Il faut attendre 1924 et La Grève d’Eisenstein, il faut attendre Ver­tov et tout un pro­ces­sus qui abou­ti­ra à Enthou­siasme et Trois Chants pour Lé­nine, pour voir s’affirmer des formes nou­velles qui ré­pondent à une ana­lyse com­plexe de la société.

Je reli­sais une inter­view de Johan van der Keu­ken, que je trou­vais éclai­rante pour com­prendre ce qu’on peut entendre par ana­lyse com­plexe de la socié­té en rela­tion avec la créa­tion de formes com­plexes. Il écri­vait, dans sa pé­riode de mili­tan­tisme dur : « Il y a des cinéastes lati­no-amé­ri­cains qui disent faire abs­trac­tion de toute com­plexi­té for­melle ou idéo­lo­gique pour arri­ver à trans­mettre le conte­nu sim­ple­ment. Faire abs­trac­tion des com­plexi­tés for­melles c’est aus­si faire abs­trac­tion des com­plexi­tés de la socié­té même. Les connais­sances objec­tives, c’est ce que j’apprends dans le cou­rant de la pro­duc­tion de films et c’est dans le film. Cette connais­sance est le ré­sul­tat du pro­ces­sus. Elle vient de la réa­li­té même. » Qu’il ait inter­ro­gé les formes, que cette inter­ro­ga­tion sur la sé­cré­tion de formes com­plexes ré­ponde à la né­ces­si­té de pro­duire une ana­lyse des com­plexi­tés de la socié­té, est indé­niable. Durant toute cette pé­riode de son œuvre, il a appro­fon­di et dé­ve­lop­pé l’écriture thé­ma­tique. Je pense au trip­tyque Nord-Sud.

Van der Keu­ken ana­lyse comme Ver­tov la socié­té qu’il voit alors qu’Eisenstein avec La Grève raconte une his­toire pré-révolutionnaire.

Ce que Van der Keu­ken tente de pro­duire, c’est une radio­gra­phie contem­po­raine de la com­plexi­té éco­no­mique des liens Nord-Sud. C’est vrai qu’Eisenstein a tra­vaillé le pas­sé. Il ana­lyse les contra­dic­tions de cer­tains aspects de la socié­té tsa­riste pour expli­quer la Ré­vo­lu­tion. Donc, c’est un tra­vail d’« his­to­rien », d’historien poli­tique. Il va d’ailleurs construire sa fil­mo­gra­phie sur des jubi­lés. Il va ima­ger les grands mythes fon­da­teurs de la Ré­vo­lu­tion, voyez le nombre de films mar­qués par l’empreinte du Cui­ras­sé Potem­kine.

La Grève est plus com­plexe. Ma lec­ture de ce film est moins dure que celle que j’ai pu avoir à une époque, d’abord parce qu’il m’apparaît que dans le choix de l’hétérogénéité même des maté­riaux qui la consti­tuent, l’œuvre tra­vaille le pro­ces­sus de repré­sen­ta­tion de façon assez com­plexe. Le film oppose des frag­ments docu­men­taires stric­to sen­su – c’est qua­si­ment du kino-glaz ver­to­vien –, avec des sé­quences de fic­tion proche des codes de jeux du caba­ret. Et la jux­ta­po­si­tion est inté­res­sante dans le choc qu’elle pro­voque. Il y a un jeu de col­lage, qui s’adresse à la ré­flexion du spectateur.
On peut même dire que c’est peut-être le film le plus brech­tien d’Eisenstein parce que le choc empêche l’apparition de l’illusion et des pro­ces­sus d’identification qui l’accompagnent. Le film contient cepen­dant des ambi­guï­tés. Les pre­mières attrac­tions – jux­ta­po­ser le mas­sacre des ouvriers à une sé­quence d’abattoir – sont bâties sur une volon­té très dé­li­bé­rée d’orienter le psy­chisme du spec­ta­teur dans une orien­ta­tion de classe don­née, de s’adresser davan­tage à son affect qu’à son intel­li­gence. C’est un tra­vers dans lequel Ver­tov ne tom­be­ra jamais. Indé­pen­dam­ment de cela, La Grève rejette les formes nar­ra­tives tra­di­tion­nelles et pro­pose le dé­mon­tage de l’échec d’une grève à tra­vers une ana­lyse mar­xiste : pour­quoi une grève échoue-t-elle ou plu­tôt com­ment échoue-t-elle ? Com­ment ça fonc­tionne ? Com­ment ça se met en place et quelles sont les stra­té­gies que le capi­tal met en place pour la dé­mon­ter ? Qui sont les acteurs sociaux et quelles sont leurs fonc­tions – ré­cu­pé­ra­tion du lum­pen­pro­lé­ta­riat par exemple… Tout cela est lumi­neu­se­ment pé­da­go­gique dans le film.

C’est vrai que c’est un ciné­ma qui éclaire des fonc­tion­ne­ments inhé­rents au monde capi­ta­liste en oppo­si­tion avec ce que la socié­té sovié­tique tente de construire. Ver­tov, lui, va plu­tôt dé­peindre la contem­po­ra­néi­té. Il va même ten­ter de pro­je­ter l’image de la socié­té socia­liste future, dans En avant soviet !, par exemple.

Toute la ques­tion que ce ciné­ma pose, c’est com­ment on figure la Ré­vo­lu­tion. Quand je vois la manière dont Eisen­stein figure la Ré­vo­lu­tion, je vois des icônes, elles ont bou­le­ver­sé mais avec le recul, c’est deve­nu assez misé­rable, usé. Quand je vois la façon dont Ver­tov figure la Ré­vo­lu­tion, on n’est pas du tout dans l’épopée. Ver­tov dit : la vé­ri­table Ré­vo­lu­tion, c’est quoi ? C’est un fil qui pend d’un pla­fond, il y a un soquet, il y a une ampoule et puis pouf ! J’appuie sur un truc et l’ampoule s’allume. Dans une isba à x kilo­mètres de Mos­cou, on enfonce un bou­ton et il y a de l’électricité. C’est fabu­leux, c’est posi­ti­ve­ment bou­le­ver­sant. C’est ça que Ver­tov montre, une socié­té qui sort du Moyen-Âge.

On a l’impression que lorsqu’on dit ciné­ma ré­vo­lu­tion­naire aujourd’hui, c’est l’héritage d’Eisenstein qui vient spon­ta­né­ment à l’esprit (les icônes, les grandes fresques) plu­tôt que celui de Vertov. 

Eisen­stein pro­duit des choses qui ré­pondent à un besoin. Ce sont des formes qui naissent non pas dans le mou­ve­ment de l’insurrection même mais qui sont pos­té­rieures à ce mou­ve­ment. Le suc­cès que ces formes ren­contrent est lié à toutes les conces­sions que ces films font au spec­tacle comme spec­tacle et elles ren­contrent l’adhésion du pou­voir parce qu’elle main­tiennent l’utopie dont la plu­part des gens sont dé­jà en train de reve­nir. Il ne faut pas se ber­cer d’illusion. Le grand public, en tout cas urbain, de l’époque était dé­jà for­ma­té par les pro­duc­tions étran­gères que la NEP a conti­nué à dé­ver­ser sur les écrans. Aller au ciné­ma sup­po­sait des ré­flexes liés à un mode de repré­sen­ta­tion entraî­nant une iden­ti­fi­ca­tion à des hé­ros. Si Eisen­stein y a échap­pé dans les pre­miers temps, il y est vite venu, ensuite Sta­line a remis les choses au pas : dès 1929, le ciné­ma doit fabri­quer des hé­ros posi­tifs. Ver­tov a sur­tout ren­con­tré du suc­cès auprès d’un public d’avant-garde ou, à l’inverse, d’un public vierge de ciné­ma, avide de faits : le public pay­san par exemple qui se recon­nais­sait davan­tage dans ce que Ver­tov leur pro­je­tait d’eux-mêmes que dans les comé­dies qui venaient de la ville où l’on tra­ves­tis­sait des comé­diens en pay­sans qui devait faire rire les mou­jiks. Ce n’est pas que Ver­tov n’ait pas tra­vaillé à la construc­tion des mytho­lo­gies du nou­vel État : le mythe du « chef » (Lé­nine), le mythe de « l’État », le mythe du « tra­vail libre et joyeux », le mythe de « l’homme ordi­naire », rouage de la mé­ca­nique sociale, tra­versent son œuvre. Mais à l’inverse d’Eisenstein, ce qu’il construit il le construit en ré­sis­tance à ce que l’on attend de lui. Quand on lui confie en 1926 le tour­nage de La Sixième Par­tie du monde, on attend un film publi­ci­taire prô­nant les pro­duc­tions sovié­tiques à des­ti­na­tion de l’étranger. Ver­tov envi­sage l’exportation dans une pers­pec­tive idéo­lo­gique, éco­no­mique et donc ré­vo­lu­tion­naire. Il por­trai­ture les clients étran­gers en exploi­teurs dans un monde capi­ta­liste condam­né. Sa vision est poli­ti­que­ment inter­na­tio­na­liste. De plus, son ciné­ma est habi­té par cette intui­tion gé­niale, l’idée que le mon­tage est une opé­ra­tion inin­ter­rom­pue depuis la pre­mière obser­va­tion jusqu’à la post-pro­duc­tion. Dès 1929, l’année du grand tour­nant et de l’avènement du réa­lisme socia­liste, toute expé­rience for­melle est per­çue comme acte de sabo­tage idéo­lo­gique parce qu’elle fait sor­tir l’art des canons en usage. C’est ce qui explique le non-suc­cès « orga­ni­sé » de L’Homme à la camé­ra.

Est-ce que vous pen­sez qu’on peut espé­rer que de Tuni­sie vont bien­tôt nous par­ve­nir des films qui arrivent à pen­ser la com­plexi­té du pro­ces­sus poli­tique en cours, voire son retournement ? 

Ces films-là devraient inven­ter des formes qui s’inscriraient en filia­tion avec des œuvres gé­né­rées dans d’autres moments insur­rec­tion­nels, des formes qui remet­traient en cause les notions de réa­li­té, de réa­lisme, de natu­ra­lisme et de repré­sen­ta­tion. Ce sont des films qui feraient appel à un nou­veau type de spec­ta­teur. Pas une nar­ra­tion pre­nant comme contexte une situa­tion ré­vo­lu­tion­naire plus ou moins misé­ra­ble­ment repré­sen­tée. Il ne s’agit pas de don­ner au spec­ta­teur un spec­tacle, si ce n’est effec­ti­ve­ment pour le dé­tour­ner. Il y a tout un tra­vail à faire sur ce qu’on appelle le ciné­ma poli­tique. D’abord l’approche thé­ma­tique du réel. La recherche d’une ciné-écri­ture comme Ver­tov l’a pro­po­sée à un moment est une impasse mais avec des moments sidé­rants. L’Homme à la camé­ra reste pour moi un grand film. Le pro­blème, qui n’est pas né­gli­geable, est sa lisi­bi­li­té. Je me refuse à en faire un pur objet for­mel, ce à quoi le film est sou­vent ré­duit. C’est infi­ni­ment plus que ça et infi­ni­ment plus dif­fi­cile à lire parce que nous n’en pos­sé­dons plus les codes de lec­ture et de fabri­ca­tion. À par­tir du moment où l’on gé­nère des formes qui sont des formes nou­velles avec ce jusqu’auboutisme-là. D’autant que les ré­fé­rences sur les­quelles le film s’appuie sont des ré­fé­rences très contem­po­raines à la fabri­ca­tion du film.

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Dzi­ga Ver­tov — L’Homme à la camé­ra Le film est célèbre sur­tout par son approche très écla­tée, la musi­ca­li­té de son mon­tage (pour un film muet), les nom­breuses tech­niques ciné­ma­to­gra­phiques uti­li­sées (sur­im­pres­sion, super­po­si­tion, accé­lé­ré, ralen­ti, etc). Il est aus­si célèbre pour sa mise en abyme (le film dans le film) : on suit l’o­pé­ra­teur tour­nant le film, on montre le mon­tage d’une séquence de ce film et une autre scène pré­sente un public regar­dant l’Homme à la camé­ra sur grand écran… Il illustre la théo­rie du ciné­ma de Ver­tov : le ciné-œil.

On pos­tule une forme d’intelligence com­mune avec le spec­ta­teur tel­le­ment fine qu’effectivement aujourd’hui lorsque dans L’Homme à la camé­ra on voit l’image du Bol­choï qui se casse en deux, on ne fait plus le rap­pro­che­ment avec le dé­bat qu’il y avait à l’époque sur l’éventuelle des­truc­tion de ce bâti­ment qui repré­sen­tait pour Ver­tov un ves­tige de la culture de l’ancien ré­gime. Il faut que ce soit vous qui le trou­viez et don­niez cette clé au public. 

Oui, c’est un peu comme Les Singes de Breu­ghel, tableau-allu­sion à la ser­vi­tude des pro­vinces fla­mandes au pou­voir espa­gnol. Le visi­teur de musée n’a aucune conscience de ça sauf s’il en est infor­mé. Bref, si l’écriture thé­ma­tique est une forme pos­sible, il y a d’autres formes dans le ciné­ma que l’on peut qua­li­fier de poli­tique, par exemple des films de dé­tour­ne­ment de formes. Las Hurdes de Luis Buñuel est un grand film poli­tique. C’est un dé­tour­ne­ment d’une approche de film dit d’exploration, de film exo­tique. Le dé­tour­ne­ment vient de ce que le film parle d’une réa­li­té géo­gra­phi­que­ment proche pour Buñuel sur le mode avec lequel on évo­quait des réa­li­tés plu­tôt loin­taines. Ce dé­ca­lage est vé­cu par la popu­la­tion que le film dé­peint, dé­ca­lage entre les prin­cipes moraux qui leurs sont incul­qués et les condi­tions de vie, de sur­vie devrait-on dire, que Buñuel dénonce.

À pro­pos de dé­tour­ne­ment, il y a un cas d’école : L’Île aux fleurs de Jorge Fur­ta­do ins­pire aujourd’hui beau­coup de films mili­tants qui semblent com­plè­te­ment en retour­ner le pro­pos. C’était un dé­tour­ne­ment de film didac­tique intro­dui­sant un contre­point iro­nique dans une écri­ture redon­dante (on dit une tomate, on voit une tomate.) On s’en ins­pire aujourd’hui pour faire à nou­veau des films pé­da­go­giques sans aucun contre­point, dans une logique ré­gres­sive de com­mu­ni­ca­tion pré­ten­du­ment effi­cace où l’image ne fait plus qu’illustrer ce qui est assé­né par une voix off.

Quand on parle de ces formes de dé­tour­ne­ments, je pense à un cinéaste impor­tant : Peter Wat­kins. Punish­ment Park, La Bombe sont des films tout à fait extra­or­di­naires. Mais je pense que le film poli­tique, en tout cas tel que je le dé­fi­nis, ne peut pas être construit sur les codes nar­ra­tifs du ciné­ma domi­nant, autre­ment dit une his­toire linéaire avec des per­son­nages dont on suit la des­ti­née. D’où l’ambiguïté de films à ré­pu­ta­tion poli­tique qui ne le sont pas du tout. Glo­ba­le­ment l’œuvre de Cos­ta-Gavras par exemple… ou de Spiel­berg plus récemment.

Quelle est la fonc­tion de ce type de films qu’on pour­rait dire poli­tiques grand public ?

Pour para­phra­ser Rivette, on est dans quelque chose qui est de l’ordre de la sur­en­chère esthé­tique. En s’appuyant sur un évé­ne­ment his­to­rique on dé­ve­loppe une fable, un spec­tacle dans sa forme la plus ré­duc­trice. Le pro­blème fon­da­men­tal de ce type de films c’est essen­tiel­le­ment qu’il ré­duit la lec­ture de la com­plexi­té de la situa­tion poli­tique et éco­no­mique parce qu’il la ramène à des enjeux indi­vi­duels, psy­cho­lo­giques. Cela entraîne chez le spec­ta­teur un pro­ces­sus d’empathie ou de non-empa­thie, un confort de spec­ta­teur-consom­ma­teur. Ce n’est pas une écri­ture qui l’amène à ana­ly­ser ce dont on parle. Il y a un refus dans ce type de film de pro­po­ser la moindre pos­si­bi­li­té d’analyse et de com­pré­hen­sion des enjeux politiques.

L’ingérence fran­çaise pèse encore de tout son poids éco­no­mique et sym­bo­lique sur la pro­duc­tion ciné­ma­to­gra­phique tuni­sienne. Cela semble notam­ment empê­cher que la classe dé­ten­trice des moyens intel­lec­tuels et maté­riels ana­lyse sa situa­tion et ses devoirs par rap­port au reste de la popu­la­tion, ce qui serait peut-être un bon dé­but pour pen­ser un nou­veau cinéma.

Je pense qu’il y a des modes de pro­duc­tion qui échappent à cet écra­se­ment, qu’il y a eu du maté­riel qui a été col­lec­té et que tout ça peut faire l’objet à un moment d’une ré­flexion et pro­duire une pen­sée. Il y a des anté­cé­dents, que ce soit ce qui s’est pas­sé en Asie du Sud-Est ou en Rou­ma­nie. Ces mou­ve­ments ré­vo­lu­tion­naires ont été docu­men­tés de l’intérieur et tout ce maté­riel à un moment a été ré­col­té et a fait l’objet d’une ré­flexion qui por­tait aus­si bien sur l’événement même que sur le mode de trans­mis­sion et la ré­cu­pé­ra­tion que l’Occident a pu en faire. Je pense à Harun Faro­cki, qui vient de dis­pa­raître. C’est clair que la ré­flexion qui est posée dans le film qu’il a coréa­li­sé avec Uji­ca autour de la ré­vo­lu­tion rou­maine est une ré­flexion qui porte aus­si sur la manière dont l’Occident a ré­flé­chi et a vou­lu ré­flé­chir de façon idéo­lo­gique la faillite du com­mu­nisme. On peut ima­gi­ner quelque chose de simi­laire en Tuni­sie mais encore une fois, il n’y a pas à spé­cu­ler. Il faut attendre, il faut explo­rer, il faut inter­ro­ger les gens sur place, il faut voir com­ment ça bouge là-bas. C’est ce que j’évoquais par rap­port au film Baby­lon de Ismaël Cheb­bi, bien que je ne l’ai pas vu. Si je ne l’ai pas vu, c’est qu’il n’a pas beau­coup été mon­tré, bien que pri­mé à Mar­seille au FID en 2012. Et pourquoi ?

Baby­lon, un film de Ismaël Cheb­bi, Yous­sef Cheb­bi, Ala Eddine Slim / Tuni­sie / 2012 / 121 minutes / Vidéo “Entre le poste fron­ta­lier tuni­so-lybien de Ras Jdir et la petite ville de Ben Guer­danne, c’est rase cam­pagne. Au prin­temps 2011, fuyant les com­bats qui s’intensifient en Libye entre les révo­lu­tion­naires et les troupes loya­listes de Kadha­fi, plus d’un mil­lion de réfu­giés, de toutes natio­na­li­tés et d’autant de langues, affluent en Tuni­sie. Pour pou­voir les héber­ger rapi­de­ment, c’est là, au Sud du pays, quelques semaines seule­ment après la révo­lu­tion natio­nale, qu’une ville éphé­mère sur­git de terre. C’est sur ce chan­tier que les trois réa­li­sa­teurs, Ismaël, Yous­sef Cheb­bi et Ala Eddine Slim ont choi­si de dépla­cer leur camé­ra. Non pour “cou­vrir” l’événement, selon le jar­gon du repor­tage ; pour le décou­vrir plu­tôt, en même temps qu’il se déroule, presque aus­si dérou­tés que ceux qui y sont sou­mis. De la mise en place jusqu’à son déman­tè­le­ment, on assiste à l’opération. Genèse des tra­vaux, exca­va­trices, pre­mières tentes dres­sées, média inter­na­tio­naux, ONG, mili­taires, puis les réfu­giés, ici uni­que­ment des hommes. Len­te­ment, la vie s’installe. Se nour­rir, se dis­traire par la danse, la musique ou le sport, prier. Mais aus­si les ten­sions, les fric­tions. Et enfin, nou­veau départ des migrants, la ville est pliée. Par­ti pris déci­sif : rien n’est sous-titré, mal­gré la babé­li­sa­tion des langues sou­li­gnée par le titre. Nous voi­là ren­voyés aux seules images, sans le confort trom­peur d’un com­men­taire ou de tra­duc­tions qui pour­raient nous faire croire sai­sir ou par­ta­ger quelque chose dans cette étape d’un exode en cours.” (Nico­la Féo­do­roff, FID 2012

On nous a pré­sen­té la Ré­vo­lu­tion en Rou­ma­nie, comme le fait que les Rou­mains étaient enfin arri­vés au même stade que nous, donc au « der­nier stade de l’histoire » selon les théo­ries en vogue à ce moment-là. De la même manière, on nous raconte aujourd’hui que la Tuni­sie accède enfin au para­dis libé­ral. Alors qu’on aurait plu­tôt besoin que les Tuni­siens nous ren­voient l’idée qu’ils se heurtent à une impasse et que c’est la même impasse que nous. 

Peut-être que des choses vont se gé­né­rer, qui vont nour­rir notre ciné­ma. Tout comme je pense qu’il y a beau­coup de choses, en dehors des contextes de crise qui sont ter­ri­ble­ment riches par rap­port à ce que nous pro­dui­sons. Jia Zhangke, Hou Hsiao-hsien sont des cinéastes qui poussent vrai­ment les pions beau­coup plus loin. C’est ter­ri­ble­ment inven­tif, aven­tu­reux même. Hou Hsiao-hsien tra­vaille là-bas dans une dia­lec­tique de contraintes pro­duc­tives, ce qui le force à fonc­tion­ner à par­tir de sa réa­li­té parce qu’on ne lui donne pas les moyens de tour­ner autre­ment et cette limite devient un atout, cette pau­vre­té devient une richesse. Avec les moyens du bord, il est bien for­cé, vou­lant trai­ter les sujets qu’il dé­sire abor­der, d’inventer des formes…

Propos recueillis par Patrick Taliercio et mis en forme par Deborah Benarrosch et Thierry Odeyn. Publié dans la revue N°3 SMALA Cinéma