Sur “Le maitre ignorant”

Par Jacques Rancière

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Mul­ti­tudes

Pro­fes­seur émé­rite au dépar­te­ment de phi­lo­so­phie de l’U­ni­ver­si­té de Paris VIII. Il a ani­mé la revue Les Révoltes logiques de 1975 à 1985. Il a publié notam­ment La Nuit des pro­lé­taires (Fayard, 1981), Le Phi­lo­sophe et ses pauvres (Fayard, 1983) ; La Mésen­tente. Poli­tique et phi­lo­so­phie (Gali­lée, 1995), Aux bords du poli­tique (La Fabrique, 1998), Le Par­tage du sen­sible. Esthé­tique et poli­tique (La Fabrique, 2000), La Fable ciné­ma­to­gra­phique (Seuil, 2001), Malaise dans l’es­thé­tique (Gali­lée, 2004), La Haine de la démo­cra­tie (La Fabrique, 2005).

EN LIEN :

Faut il ser­vir ou se rendre maître ? Quel est donc l’in­té­rêt pour une socié­té de rendre ses citoyens libres ?

Nous sommes réunis ici pour par­ler de la ver­tu des maîtres. J’ai écrit un ouvrage qui s’appelle Le Maître igno­rant. Il me revient donc logi­que­ment de défendre sur ce sujet la posi­tion appa­rem­ment la plus dérai­son­nable : la pre­mière ver­tu du maître est une ver­tu d’ignorance. Mon livre raconte l’histoire d’un pro­fes­seur, Joseph Jaco­tot, qui fit scan­dale dans la Hol­lande et la France des années 1830 en pro­cla­mant que les igno­rants pou­vaient apprendre seuls sans maître pour leur expli­quer, et que les maîtres, de leur côté, pou­vaient ensei­gner ce qu’ils igno­raient eux-mêmes. Au soup­çon de faire com­merce de para­doxes faciles s’ajoute donc celui de se com­plaire dans les vieille­ries et les extra­va­gances de l’histoire de la pédagogie.

Je vou­drais pour­tant mon­trer qu’il ne s’agit pas là de plai­sir du para­doxe mais d’interrogation fon­da­men­tale sur ce que savoir, ensei­gner et apprendre veulent dire ; pas de voyage dans l’histoire de la péda­go­gie amu­sante mais de réflexion phi­lo­so­phique abso­lu­ment actuelle sur la manière dont la rai­son péda­go­gique et la rai­son sociale tiennent l’une à l’autre.

Je vais tout de suite au cœur de la ques­tion . Qu’est-ce que cette ver­tu d’ignorance ? Qu’est-ce qu’un maître igno­rant ? Pour bien répondre à cette ques­tion il faut dis­tin­guer plu­sieurs niveaux. Au niveau empi­rique le plus immé­diat, un maître igno­rant est un maître qui enseigne ce qu’il ignore. C’est ain­si que Joseph Jaco­tot se trou­va par hasard, dans les années 1820, ensei­gner à des étu­diants fla­mands dont il ne connais­sait pas la langue et qui ne connais­saient pas la sienne, par l’intermédiaire d’un ouvrage pro­vi­den­tiel, un Télé­maque bilingue alors publié aux Pays-Bas. Il le mit entre les mains de ses étu­diants et leur fit dire par un inter­prète d’en lire la moi­tié en s’aidant de la tra­duc­tion, de répé­ter sans cesse ce qu’ils avaient appris, de lire cur­si­ve­ment l’autre moi­tié et d’écrire en Fran­çais ce qu’ils en pen­saient. Il fut, dit-on éton­né de voir, com­ment ces étu­diants aux­quels il n’avait trans­mis aucun savoir avaient, sur son ordre, appris assez de Fran­çais pour s’exprimer très cor­rec­te­ment, com­ment donc il les avait ensei­gnés sans pour autant rien leur apprendre. Il en conclut que l’acte du maître qui oblige une autre intel­li­gence à s’exercer était indé­pen­dant de la pos­ses­sion du savoir, qu’il était donc pos­sible qu’un igno­rant per­mette à un autre igno­rant de savoir ce qu’il ne savait pas lui-même, pos­sible qu’un homme du peuple illet­tré per­mette par exemple à un autre illet­tré d’apprendre à lire.

C’est là le deuxième niveau de la ques­tion, le deuxième sens de l’expression “maître igno­rant” : un maître igno­rant n’est pas un igno­rant qui se pique de jouer les maîtres. C’est un maître qui enseigne — c’est-à-dire qui est pour un autre cause de savoir — sans trans­mettre aucun savoir. C’est donc un maître qui mani­feste la dis­so­cia­tion entre la maî­trise du maître et son savoir, qui nous montre que ce qu’on appelle “trans­mis­sion du savoir” com­prend en fait deux rap­ports intri­qués et qu’il convient de dis­so­cier : un rap­port de volon­té à volon­té et un rap­port d’intelligence à intelligence.

Mais il ne faut pas se trom­per sur le sens de cette dis­so­cia­tion. Il y a une manière usuelle de l’entendre : celle qui veut des­ti­tuer le rap­port d’autorité magis­trale au pro­fit de la seule force d’une intel­li­gence en éclai­rant une autre. Tel est le prin­cipe d’innombrables péda­go­gies anti-auto­ri­taires dont le modèle est la maïeu­tique du maître socra­tique , du maître qui feint l’ignorance pour pro­vo­quer le savoir.

Or le maître igno­rant opère tout autre­ment la dis­so­cia­tion. Il connaît en effet le double jeu de la maïeu­tique. Sous l’apparence de sus­ci­ter une capa­ci­té, elle vise en fait à démon­trer une inca­pa­ci­té. Socrate ne montre pas seule­ment l’incapacité des faux savants mais aus­si l’incapacité de qui­conque n’est pas mené par le maître sur la bonne voie, sou­mis au bon rap­port d’intelligence à intel­li­gence. Le “libé­ra­lisme” maïeu­tique n’est que la variante sophis­ti­quée de la pra­tique péda­go­gique ordi­naire, qui confie à l’intelligence du maître le soin de com­bler la dis­tance sépa­rant l’ignorant du savoir. Jaco­tot inverse le sens de la dis­so­cia­tion : le maître igno­rant n’exerce aucun rap­port d’intelligence à intel­li­gence . Il est seule­ment une auto­ri­té , seule­ment une volon­té qui com­mande à l’ignorant de faire le che­min, c’est-à-dire de mettre en œuvre la capa­ci­té qu’il pos­sède déjà, la capa­ci­té que tout homme a démon­trée en réus­sis­sant sans maître le plus dif­fi­cile des appren­tis­sages : celui de cette langue étran­gère qu’est pour tout enfant venant au monde la langue dite maternelle.

Telle est en effet la leçon de l’expérience de hasard qui avait fait du maître savant Jaco­tot un maître igno­rant. Cette leçon porte sur la logique même de la rai­son péda­go­gique, dans ses fins et dans ses moyens. La fin nor­male de la rai­son péda­go­gique, c’est d’apprendre à l’ignorant ce qu’il ne sait pas, de sup­pri­mer la dis­tance de l’ignorant au savoir. Son moyen nor­mal, c’est l’explication. Expli­quer c’est dis­po­ser les élé­ments du savoir à trans­mettre en confor­mi­té avec les capa­ci­tés sup­po­sées limi­tées des esprits à ins­truire. Mais cette idée si simple de confor­mi­té se révèle vite habi­tée par une fuite à l’infini. L’explication s’accompagne géné­ra­le­ment de l’explication de l’explication. Il faut des livres pour expli­quer aux igno­rants le savoir à apprendre. Mais cette expli­ca­tion est appa­rem­ment insuf­fi­sante : il faut en effet des maîtres pour expli­quer aux igno­rants les livres qui leur expliquent le savoir. Il faut des expli­ca­tions pour que l’ignorant com­prenne l’explication qui lui per­met de com­prendre. La régres­sion serait en droit infi­nie si l’autorité du maître ne l’arrêtait en fait en se fai­sant seul juge du point où les expli­ca­tions n’ont plus besoin d’être expliquées.

Jaco­tot crut pou­voir résu­mer la logique de cet appa­rent para­doxe. Si l’explication est en droit infi­nie, c’est parce que sa fonc­tion ess­sen­tielle est d’infinitiser la dis­tance même qu’elle se pro­pose de réduire. La pra­tique de l’explication est tout autre chose qu’un moyen pra­tique au ser­vice d’une fin. Elle est une fin en soi , la véri­fi­ca­tion infi­nie d’un axiome pre­mier : l’axiome d’inégalité. Expli­quer quelque chose à l’ignorant, c’est d’abord lui expli­quer qu’il ne com­pren­drait pas si on ne lui expli­quait pas, c’est d’abord lui démon­trer son inca­pa­ci­té. L’explication se donne comme le moyen de réduire la situa­tion d’inégalité où ceux qui ignorent se trouvent par rap­port à ceux qui savent. Mais cette réduc­tion est tout autant une confir­ma­tion. Expli­quer c’est sup­po­ser dans la matière à apprendre une opa­ci­té d’un type spé­ci­fique , une opa­ci­té qui résiste aux modes d’interprétation et d’imitation par les­quels l’enfant a appris à tra­duire les signes qu’il reçoit du monde et des être par­lants qui l’entourent.

Telle est l’inégalité spé­ci­fique que la rai­son péda­go­gique ordi­naire met en scène. Cette mise en scène a trois traits spé­ci­fiques. Pre­miè­re­ment, elle sup­pose la dis­tinc­tion radi­cale entre deux types d’intelligences : d’un côté, l’intelligence empi­rique des êtres par­lants qui se racontent et se devinent les uns les autres, de l’autre l’intelligence sys­té­ma­tique de ceux qui sai­sissent les choses selon leurs arti­cu­la­tions propres : aux enfants et aux intel­li­gences popu­laires les his­toires, aux êtres ration­nels les rai­sons. L’instruction appa­raît alors comme un point de départ radi­cal ou une seconde nais­sance, le moment où il ne s’agit plus de racon­ter et de devi­ner mais d’expliquer et de com­prendre. Son acte ini­tial est de divi­ser en deux l’intelligence, de ren­voyer à la rou­tine des igno­rants les pro­cé­dés par les­quels l’esprit à jusqu’à elle appris tout ce qu’il sait.

De là son second trait : la rai­son péda­go­gique se met en scène comme l’acte qui lève le voile sur l’obscurité des choses. Sa topo­gra­phie est celle du haut et du bas, de la sur­face et de la pro­fon­deur. L’explicateur est celui qui porte le fond obs­cur à la sur­face claire et qui inver­se­ment rap­porte la sur­face faus­se­ment évi­dente au fond plus secret qui en rend rai­son. Cette ver­ti­ca­li­té oppose la pro­fon­deur de l’ordre savant des rai­sons à la manière hori­zon­tale des appren­tis­sages auto­di­dactes qui se déplacent de proche en proche en com­pa­rant ce qu’ils ignorent à ce qu’ils savent.

Troi­siè­me­ment, cette topo­gra­phie implique elle-même une cer­taine tem­po­ra­li­té. Lever le voile sur les choses, rap­por­ter toute sur­face à son fond et por­ter tout fond à la sur­face, cela ne demande pas seule­ment du temps. Cela sup­pose un cer­tain ordre du temps. Le voile se lève pro­gres­si­ve­ment, selon la capa­ci­té que l’on peut accor­der à l’esprit enfan­tin ou igno­rant à tel ou tel stade. Autre­ment dit le pro­grès est tou­jours l’autre face d’un retard. La réduc­tion de la dis­tance ne cesse de la réins­tau­rer et de véri­fier ain­si l’axiome inégalitaire.

La rai­son péda­go­gique ordi­naire se sou­tient de deux axiomes fon­da­men­taux : pre­miè­re­ment , il faut par­tir de l’inégalité pour la réduire ; deuxiè­me­ment le moyen de réduire l’inégalité , c’est de s’y adap­ter en en fai­sant l’objet d’un savoir. Le suc­cès du savoir qui réduit l’inégalité passe par le savoir de l’inégalité.

C’est ce “savoir” que refuse le maître igno­rant. C’est le troi­sième sens de son igno­rance. Elle est igno­rance de ce “savoir de l’inégalité” qui est cen­sé condi­tion­ner les moyens de “réduire ” l’inégalité. De l’inégalité, il n’y rien à savoir. L’inégalité n’est pas plus un don­né à trans­for­mer par le savoir que l’égalité n’est un but à atteindre par la trans­mis­sion du savoir. Éga­li­té et inéga­li­té ne sont pas deux états . Ce sont deux”opinions”, c’est-à-dire deux axiomes oppo­sés selon les­quels l’apprentissage peut s’opérer, deux axiomes qui n’admettent aucun pas­sage à leur oppo­sé. On ne fait jamais que véri­fier l’axiome que l’on s’est don­né. La rai­son du maître expli­ca­teur pose l’inégalité en axiome : pour elle, il y a de l’inégalité entre les esprits mais on peut se ser­vir de cette inéga­li­té même, la faire ser­vir à la cause d’une éga­li­té future. Le maître est l’inégal qui tra­vaille à l’abolition de son pri­vi­lège. L’art du maître qui lève métho­di­que­ment le voile sur les choses que l’ignorant ne pour­rait com­prendre seul pro­met qu’un jour l’ignorant sera l’égal de son maître. Pour Jaco­tot cette éga­li­té à venir consiste sim­ple­ment en ceci que l’inégal deve­nu égal fera à son tour mar­cher le sys­tème qui pro­duit et repro­duit l’inégalité en repro­dui­sant le pro­ces­sus de sa réduc­tion. La logique d’ensemble de ce pro­ces­sus tra­vaillant sous la pré­sup­po­si­tion de l’inégalité mérite pour Jaco­tot le nom d’abrutissement.

La rai­son du maître igno­rant , elle , pose l’égalité en axiome à véri­fier. Elle rap­porte la situa­tion d’inégalité du rap­port maître-élève non pas à la pro­messe d’une éga­li­té à venir — et qui ne vien­dra jamais — mais à l’effectivité d’une éga­li­té pre­mière : pour que l’ignorant fasse les exer­cices que lui com­mande le maître, il faut déjà qu’il com­prenne ce que le maître lui dit. Il y a une éga­li­té des êtres par­lants qui pré­cède le rap­port inéga­li­taire et condi­tionne son exer­cice même. C’est cela que Jaco­tot appelle éga­li­té des intel­li­gences. Cela ne veut pas dire que tous les exer­cices de toutes les intel­li­gences se valent. Cela veut dire qu’il n’y a qu’une seule intel­li­gence à l’œuvre dans tous les appren­tis­sages intellectuels.

Le maître igno­rant — c’est-à-dire igno­rant de l’inégalité — s’adresse donc à “l’ignorant ” du point de vue non de son igno­rance mais de son savoir : le sup­po­sé igno­rant connaît en fait déjà une mul­ti­tude de choses. Il les a apprises en écou­tant et en répé­tant, en obser­vant et en com­pa­rant, en devi­nant et en véri­fiant. C’est ain­si qu’il a appris sa langue mater­nelle. C’est ain­si qu’il peut apprendre la langue écrite, par exemple en com­pa­rant une prière qu’il sait par cœur aux des­sins incon­nus que forme sur un papier le texte écrit de la même prière. Il faut l’obliger à rap­por­ter ce qu’il ignore à ce qu’il sait, à obser­ver et à com­pa­rer, à racon­ter ce qu’il a vu et à véri­fier ce qu’il a dit. S’il s’y refuse, c’est parce qu’il pense qu’il ne lui est pas pos­sible ou pas néces­saire d’en savoir plus. L’obstacle à l’exercice des capa­ci­tés de l’ignorant n’est pas son igno­rance mais son consen­te­ment à l’inégalité. Il réside dans l’opinion de l’inégalité des intel­li­gences. Mais cette opi­nion est tout autre chose qu’une arrié­ra­tion indi­vi­duelle. Elle est un axiome de sys­tème, elle est l’axiome sous lequel fonc­tionne ordi­nai­re­ment le sys­tème social : l’axiome inéga­li­taire. Celui qui ne veut pas aller plus loin dans le déve­lop­pe­ment de son pou­voir intel­lec­tuel se satis­fait de ne pas “pou­voir” le faire par l’assurance que d’autres ne le peuvent pas davan­tage. L’axiome inéga­li­taire est un axiome de com­pen­sa­tion des inéga­li­tés qui fonc­tionne à l’échelle de la socié­té entière. Ce n’est pas le savoir du maître qui peut sus­pendre ce fonc­tion­ne­ment de la machine inéga­li­taire, mais sa volon­té. Le com­man­de­ment du maître éman­ci­pa­teur inter­dit au pré­ten­du igno­rant de se satis­faire de ce qu’il sait en se décla­rant inca­pable d’en savoir plus. Il le force à prou­ver sa capa­ci­té , à conti­nuer son aven­ture intel­lec­tuelle selon les mêmes moyens par les­quels il l’a com­men­cée. Cette logique , tra­vaillant sous la pré­sup­po­si­tion de l’égalité et com­man­dant sa véri­fi­ca­tion , mérite elle le nom d’émancipation intellectuelle .
L’opposition entre “abru­tis­se­ment” et “éman­ci­pa­tion” n’est pas une oppo­si­tion entre des méthodes d’instruction. Ce n’est pas une oppo­si­tion entre méthodes tra­di­tion­nelles ou auto­ri­taires et méthodes nou­velles ou actives : l’abrutissement peut pas­ser et passe de fait par toutes sortes de formes actives et modernes. L’opposition est pro­pre­ment phi­lo­so­phique . Elle concerne l’idée de l’intelligence qui pré­side à la concep­tion même de l’apprentissage. L’axiome de l’égalité des intel­li­gences n’affirme aucune ver­tu spé­ci­fique des igno­rants , aucune science des humbles ou intel­li­gence des masses. Il affirme sim­ple­ment qu’il n’y a qu’une seule sorte d’intelligence à l’œuvre dans tous les appren­tis­sages intel­lec­tuels. Il s’agit tou­jours de rap­por­ter ce qu’on ignore à ce qu’on sait , d’observer et de com­pa­rer, de dire et de véri­fier. L’élève est tou­jours un cher­cheur . t le maître est d’abord un homme qui parle à un autre, qui raconte des his­toires et ramène l’autorité du savoir à la condi­tion poé­tique de toute trans­mis­sion de paroles. L’opposition phi­lo­so­phique ain­si enten­due est, du même coup, une oppo­si­tion poli­tique . Elle n’est pas poli­tique parce qu’elle dénon­ce­rait le savoir d’en-haut au nom d’une intel­li­gence d’en-bas. Elle l’est à un niveau beau­coup plus radi­cal, parce qu’elle concerne la concep­tion même du rap­port entre éga­li­té et inégalité.

C’est en effet la logique même du rap­port nor­mal entre ces termes que Jaco­tot met en ques­tion en dénon­çant le para­digme de l’explication en mon­trant que la logique expli­ca­tive est une logique sociale, une manière dont l’ordre inéga­li­taire se repré­sente et se repro­duit. Si cette his­toire des années 1830 nous concerne direc­te­ment, c’est qu’elle est une réponse exem­plaire à la mise en place, en ce temps-là, d’un sys­tème poli­ti­co-social inédit : un sys­tème où l’inégalité ne doit plus repo­ser sur aucune réa­li­té sou­ve­raine ou divine , où elle ne doit plus repo­ser sur aucune autre base qu’elle-même : un sys­tème en somme d’immanentisation, et  si l’on peut dire, d’égalisation de l’inégalité.

Les années de la polé­mique jaco­tiste cor­res­pondent en effet au moment où se met en place le pro­jet d’un ordre social recons­ti­tué par-delà le grand ébran­le­ment de la Révo­lu­tion Fran­çaise. C’est le moment où l’on veut ache­ver la révo­lu­tion, à tous les sens du mot “ache­ver”, pas­ser de l’âge “cri­tique” de la des­truc­tion des trans­cen­dances monar­chiques et divines à l’âge “orga­nique” d’une socié­té repo­sant sur sa propre rai­son imma­nente. Cela veut dire une socié­té met­tant en har­mo­nie ses forces pro­duc­tives, ses ins­ti­tu­tions et ses croyances, les fai­sant fonc­tion­ner selon un seul et même régime de ratio­na­li­té. Tel est le grand pro­jet qui tra­verse le dix-neu­vième siècle — enten­du non comme simple décou­page chro­no­lo­gique mais comme pro­jet his­to­rique. Le pas­sage de l’âge “cri­tique” et révo­lu­tion­naire à un âge orga­nique, c’est d’abord le règle­ment du rap­port entre éga­li­té et inéga­li­té. Il faut, disait Aris­tote “faire voir la démo­cra­tie aux démo­crates et l’oligarchie aux oli­garques”. Le pro­jet de la socié­té orga­nique moderne, c’est le pro­jet d’un ordre inéga­li­taire qui fasse voir l’égalité, qui inclut sa visi­bi­li­té dans le réglage du rap­port des puis­sances éco­no­miques aux ins­ti­tu­tions et aux croyances. C’est le pro­jet des “média­tions” qui ins­ti­tuent entre le haut et le bas deux choses essen­tielles : un tis­su mini­mum de croyances com­munes et des pos­si­bi­li­tés de dépla­ce­ments limi­tés entre les niveaux de richesse et de pouvoir.

C’est au cœur de ce pro­jet que s’inscrit le pro­gramme d’”instruction du peuple”, un pro­gramme qui ne passe pas seule­ment par l’organisation éta­tique de l’instruction publique mais aus­si par la mul­ti­pli­ci­té des ini­tia­tives phi­lan­thro­piques, com­mer­ciales ou asso­cia­tives qui se consacrent à un double tra­vail : d’un côté déve­lop­per les “connais­sances utiles ”, c’est-à-dire les formes de savoirs pra­tiques ratio­na­li­sés qui per­mettent au peuple de sor­tir de sa rou­tine et d’améliorer ses condi­tions de vie sans avoir ni à sor­tir de sa condi­tion ni à reven­di­quer contre elle ; de l’autre enno­blir la vie popu­laire en la fai­sant par­ti­ci­per, dans des formes appro­priées, aux jouis­sances de l’art et à l’expression d’une sen­ti­ment de com­mu­nau­té : édu­ca­tion “esthé­tique” du peuple dont l’institution des socié­tés chan­tantes four­nit le grand modèle.

La vision d’ensemble qui anime ces ini­tia­tives pri­vées ou publiques dis­pa­rates est claire : il s’agit d’obtenir un triple effet : pre­miè­re­ment, tirer le peuple des pra­tiques et des croyances retar­da­taires qui l’empêchent de par­ti­ci­per au pro­grès des richesses et déve­loppent en lui des formes de res­sen­ti­ment contre les élites diri­geantes ; deuxiè­me­ment, consti­tuer entre les élites et le peuple le mini­mum de croyances et de jouis­sances com­munes qui évitent d’avoir une socié­té cou­pée en deux mondes sépa­rés et poten­tiel­le­ment hos­tiles ; troi­siè­me­ment assu­rer le mini­mum de mobi­li­té sociale qui donne à tous le sen­ti­ment d’une amé­lio­ra­tion et per­mette aux plus doués des enfants du peuple de grim­per dans l’échelle sociale et de par­ti­ci­per au renou­vel­le­ment des élites dirigeantes.

Ain­si conçue, l’instruction du peuple n’est pas sim­ple­ment un ins­tru­ment, un moyen pra­tique de tra­vailler au ren­for­ce­ment de la cohé­sion sociale. Elle est pro­pre­ment une “expli­ca­tion ” de la socié­té , elle est l’allégorie en acte de la manière dont l’inégalité se repro­duit en “fai­sant voir” l’égalité . Ce “faire voir” n’est pas une simple illu­sion, il par­ti­cipe à la posi­ti­vi­té de ce que j’appelle un “par­tage du sen­sible : un rap­port glo­bal entre des manières d’être , des manières de faire, de voir et de dire. Il n’est pas le masque sous lequel se dis­si­mu­le­rait l’inégalité sociale. Il est la visi­bi­li­té biface de cette inéga­li­té : l’inégalité appli­quée au tra­vail de sa sup­pres­sion, prou­vant par son acte le carac­tère à la fois inces­sant et inter­mi­nable de cette sup­pres­sion. L’inégalité ne se cache pas sous l’égalité. Elle s’affirme en quelque sorte à éga­li­té avec elle.

Cette éga­li­té de l’égalité et de l’inégalité a un nom propre. Elle s’appelle pro­grès. La socié­té orga­nique moderne qui se donne pour tâche d’”achever” la révo­lu­tion oppose à l’ordre immo­bile des socié­tés anciennes un ordre “pro­gres­sif”, un ordre iden­tique à la mobi­li­té même, au mou­ve­ment d’expansion , de trans­mis­sion et d’application des savoirs. L’École n’est pas seule­ment le moyen du nou­vel ordre pro­gres­sif. Elle en est le modèle même : modèle d’une inéga­li­té qui s’identifie à la visible dif­fé­rence entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas , et qui s’attelle visi­ble­ment à la tâche de faire apprendre aux igno­rants ce qu’ils ne savent pas, donc de réduire l’inégalité, mais de la réduire par étapes selon les bons moyens que seuls les inégaux connaissent : les moyens qui donnent à une popu­la­tion don­née et au moment conve­nable le savoir qu’elle est capable d’ assi­mi­ler uti­le­ment. La pro­gres­sion sco­laire, c’est aus­si l’art de limi­ter la trans­mis­sion du savoir, d’organiser le retard, de dif­fé­rer l’égalité. Le para­digme péda­go­gique du maître expli­ca­teur, s’adaptant au niveau et aux besoins des élèves, défi­nit un modèle de fonc­tion­ne­ment social de l’institution sco­laire, qui se tra­duit lui-même en modèle géné­ral d’une socié­té mise en ordre par le progrès.

Le maître igno­rant est le maître qui se sous­trait à ce jeu , en oppo­sant l’acte nu de l’émancipation intel­lec­tuelle à la méca­nique de la socié­té et de l’institution pro­gres­sives. Oppo­ser l’acte de l’émancipation intel­lec­tuelle à l’institution de l’instruction du peuple, c’est affir­mer qu’il n’y a pas d’étapes de l’égalité , que celle-ci est tout entière en acte ou n’est pas du tout. Le prix à payer pour cette sous­trac­tion est lourd : si l’explication est la méthode sociale , la méthode par laquelle l’inégalité se repré­sente et se repro­duit, et si l’institution est le lieu où s’opère cette repré­sen­ta­tion , il s’ensuit que l’émancipation intel­lec­tuelle est néces­sai­re­ment oppo­sée à la logique sociale et ins­ti­tu­tion­nelle. Cela veut dire qu’il n’y a pas d’émancipation sociale ni d’école éman­ci­pa­trice. Jaco­tot oppose stric­te­ment la méthode d’émancipation , qui est la méthode des indi­vi­dus, à la méthode sociale de l’explication. La socié­té est une méca­nique régie par la pesan­teur des corps inéga­li­taires, par le jeu des inéga­li­tés com­pen­sées. L’égalité ne peut y être intro­duite qu’au prix de l’inégaliser, de la trans­for­mer en son contraire. Seuls des indi­vi­dus peuvent être éman­ci­pés. Et tout ce que l’émancipation peut pro­mettre, c’est d’apprendre à être des hommes égaux dans une socié­té régie par l’inégalité et par les ins­ti­tu­tions qui l’”expliquent”.
Ce para­doxe extrême mérite d’être pris au sérieux . Il nous aver­tit de deux choses essen­tielles : pre­miè­re­ment l’égalité, en géné­ral, n’est pas un but à atteindre. Elle est un point de départ , une pré­sup­po­si­tion qu’il s’agit de véri­fier par des séquences d’actes spécifiques.

Deuxiè­me­ment l’égalité est la condi­tion de l’inégalité elle-même. Pour obéir à un ordre, il faut le com­prendre et com­prendre qu’il faut lui obéir. Il faut donc ce mini­mum d’égalité sans quoi l’inégalité tour­ne­rait à vide. De ces deux axiomes, Jaco­tot tirait une dis­so­cia­tion radi­cale : l’émancipation ne pou­vait être une logique sociale. J’ai essayé de mon­trer dans La Mésen­tente qu’on pou­vait les arti­cu­ler autre­ment, que la condi­tion éga­li­taire de l’inégalité pou­vait se prê­ter à des séquences d’actes, à des formes de véri­fi­ca­tion pro­pre­ment poli­tiques. Mais cette démons­tra­tion n’entre pas dans le cadre du pro­blème qui nous réunit aujourd’hui. Je m’attacherai donc à un autre aspect du pro­blème : com­ment pen­ser aujourd’hui ce rap­port entre rai­son péda­go­gique et rai­son sociale que Jaco­tot avait mis au cœur de sa démonstration ?

A pre­mière vue , ce rap­port se pré­sente aujourd’hui sous la forme d’une étrange dia­lec­tique. D’un côté l’Ecole se voit sans cesse accu­ser de man­quer à sa tâche qui est de réduire les inéga­li­tés sociales .Mais d’un autre côté cette école, constam­ment décla­rée inadé­quate à sa fonc­tion sociale, appa­raît de plus en plus comme le modèle adé­quat du fonc­tion­ne­ment “éga­li­taire”, c’est-à-dire de l’”égalité inégale” propre à nos sociétés.

Je par­ti­rai, pour expli­ci­ter cette dia­lec­tique , du débat sur l’égalité et l’inégalité sco­laire, tel qu’il s’est déve­lop­pé en France depuis les années 60, parce que les termes du débat me paraissent assez bien résu­mer un pro­blème que l’on retrouve un peu par­tout sous les mêmes formes. Le débat s’est trou­vé lan­cé par les thèses de Bour­dieu que l’on peut résu­mer ain­si : l’école manque à la mis­sion de réduc­tion des inéga­li­tés qui lui est prê­tée parce qu’elle ignore le fonc­tion­ne­ment de l’inégalité. Elle pré­tend réduire l’inégalité en dis­tri­buant à tous éga­li­tai­re­ment le même savoir. Mais c’est pré­ci­sé­ment cette appa­rence éga­li­taire qui est le moteur essen­tiel de la repro­duc­tion de l’inégalité sco­laire. Elle laisse aux “dons indi­vi­duels” des élèves le soin de faire la dif­fé­rence. Mais ces dons ne sont eux-mêmes que les pri­vi­lèges cultu­rels inté­rio­ri­sés par les enfants bien nés. Les enfants des classes pri­vi­lé­giées ne veulent pas le savoir , les enfants des classes domi­nées, eux, ne peuvent pas le savoir, et s’éliminent donc eux-mêmes par le sen­ti­ment dou­lou­reux de leur absence de dons. L’école manque à réa­li­ser l’Egalité parce que l’ appa­rence éga­li­taire dis­si­mule la trans­for­ma­tion du capi­tal cultu­rel socia­le­ment héri­té en dif­fé­rence individuelle.

L’Ecole, selon cette logique, fonc­tionne inéga­li­tai­re­ment parce qu’elle ne sait pas com­ment l’inégalité elle-même fonc­tionne, parce qu’elle ne veut pas le savoir. Mais ce “refus de savoir” se laisse inter­pré­ter de deux manières exac­te­ment oppo­sées : il peut s’entendre comme igno­rance des condi­tions de trans­for­ma­tion de l’inégalité en éga­li­té. On dira alors que le maître mécon­naît les condi­tions de son exer­cice parce qu’il lui manque un savoir, le savoir de l’inégalité, savoir qu’il peut apprendre du socio­logue. On en conclu­ra alors que l’inégalité sco­laire est amen­dable au prix d’un sup­plé­ment de savoir qui expli­cite les règles du jeu et ratio­na­lise les appren­tis­sages sco­laires. C’était la conclu­sion de Bour­dieu et Pas­se­ron dans leur pre­mier livre com­mun Les Héritiers.

Mais le refus de savoir peut aus­si s’entendre comme inté­rio­ri­sa­tion réus­sie de la logique du sys­tème : on dira alors que le maître est l’agent d’un pro­ces­sus de repro­duc­tion du capi­tal cultu­rel, lequel , par néces­si­té inhé­rente au fonc­tion­ne­ment même de la machine sociale, repro­duit indé­fi­ni­ment ses condi­tions de pos­si­bi­li­té. Tout pro­gramme réfor­miste se voit alors d’emblée taxé de vani­té. C’est dans ce sens que conclut le livre sui­vant de Bour­dieu et Pas­se­ron La Repro­duc­tion. Il y a donc une dupli­ci­té de la démons­tra­tion. Elle conclut d’un côté à la réduc­tion des inéga­li­tés, de l’autre à leur per­pé­tua­tion éter­nelle. Mais cette dupli­ci­té n’est autre que la dupli­ci­té du “pro­gres­sisme” lui-même , tel que l’avait ini­tia­le­ment ana­ly­sée Jaco­tot : c’est la logique de l’inégalité qui se repro­duit par le tra­vail même de sa réduc­tion. Le socio­logue intro­duit un tour de plus dans la spi­rale en y incluant une igno­rance, une inca­pa­ci­té sup­plé­men­taire : l’ignorance de celui qui doit sup­pri­mer l’ignorance.

Les réfor­ma­teurs gou­ver­ne­men­taux ne tiennent pas à voir cette dupli­ci­té propre à toute péda­go­gie pro­gres­siste. De la socio­lo­gie de Bour­dieu les réfor­ma­teurs socia­listes tirèrent donc un pro­gramme qui visait à réduire les inéga­li­tés de l’Ecole, en y rédui­sant la part de la grande culture, en la ren­dant moins savante et plus convi­viale , plus adap­tée aux manières d’être des enfants des couches défa­vo­ri­sées, c’est-à-dire, pour l’esssentiel des enfants issus de l’immigration. Ce socio­lo­gisme réduit n’en affir­mait mal­heu­reu­se­ment que mieux le pré­sup­po­sé cen­tral du pro­gres­sisme qui com­mande à celui qui sait de se mettre “à la por­tée ” des inégaux, de limi­ter le savoir trans­mis à ce que les pauvres peuvent com­prendre et dont ils ont besoin . Il repro­duit la démarche qui confirme l’inégalité pré­sente au nom de l’égalité à venir.

C’est pour­quoi il devait vite sus­ci­ter l’effet en retour . En France l’idéologie dite répu­bli­caine fut prompte à dénon­cer ces méthodes adap­tées aux pauvres qui ne peuvent jamais être que des méthodes de pauvres, enfon­çant d’emblée les “domi­nés” dans la situa­tion dont on pré­tend les sor­tir. La puis­sance de l’égalité rési­dait pour elle à l’inverse dans l’universalité d’un savoir éga­le­ment dis­tri­bué à tous , sans consi­dé­ra­tions d’origine sociale, dans une Ecole bien sépa­rée de la socié­té. Mais la dis­tri­bu­tion du savoir ne com­porte en elle-même aucune consé­quence éga­li­taire sur l’ordre social. L’égalité comme l’inégalité ne sont jamais que la consé­quence d’elles-mêmes. La péda­go­gie tra­di­tion­nelle de la trans­mis­sion neutre du savoir et les péda­go­gies moder­nistes du savoir adap­té à l’état de la socié­té se tiennent du même côté de l’alternative posée par Jaco­tot. Toutes deux prennent l’égalité comme but, c’est-à-dire qu’elles prennent l’inégalité comme point de départ et tra­vaillent sous sa pré­sup­po­si­tion. Elles divergent seule­ment sur la forme de “savoir de l’inégalité” qu’elles présupposent.

C’est que toutes les deux sont enfer­mées dans le cercle de la socié­té péda­go­gi­sée. Toutes deux attri­buent à l’Ecole le pou­voir fan­tas­ma­tique de réa­li­ser l’égalité sociale ou , à tout le moins, de réduire la “frac­ture sociale” , quitte à dénon­cer alter­na­ti­ve­ment la faillite de l’autre à réa­li­ser ce pro­gramme. Le socio­lo­gisme appelle cette faillite “crise de l’Ecole” et appelle à la réforme de l’Ecole. Le répu­bli­ca­nisme accuse volon­tiers la réforme d’être elle-même la prin­ci­pale cause de la crise. Mais la réforme et la crise peuvent se rame­ner à une même notion jaco­tiste : toutes deux sont l’explication de l’Ecole, l’explication infi­nie des rai­sons pour les­quelles l’inégalité doit mener à l’égalité et n’y mène jamais . La crise et la réforme sont en fait le fonc­tion­ne­ment nor­mal du sys­tème, le fonc­tion­ne­ment nor­mal de l’inégalité “éga­li­sée” dans laquelle la rai­son péda­go­gique et la rai­son sociale se font de plus en plus sem­blables l’une à l’autre.

Il est en effet remar­quable que cette Ecole décla­rée inapte à “réduire” l’inégalité s’offre de plus en plus comme l’analogie posi­tive du sys­tème social. En ce sens on peut dire que le diag­nos­tic jaco­tiste sur la rai­son péda­go­gique comme nou­velle forme géné­ra­li­sée de l’inégalité a été par­fai­te­ment véri­fiée. Jaco­tot avait per­çu, dans le rôle don­né par les esprits “pro­gres­sifs” de son temps à l’instruction du peuple les pré­misses d’une nou­velle forme de par­tage du sen­sible, d’une iden­ti­fi­ca­tion entre rai­son péda­go­gique et rai­son sociale. Il l’avait per­çu au sein d’une socié­té où cette iden­ti­fi­ca­tion n’était encore qu’une uto­pie , où la valeur et la constance des divi­sions de classes et des hié­rar­chies étaient fran­che­ment affir­mées par les élites, où l’inégalité était affir­mée comme la loi de fonc­tion­ne­ment légi­time de la com­mu­nau­té. Il écri­vait à l’époque où les réac­tion­naires rap­pe­laient avec leur pen­seur Bonald que cer­taines per­sonnes étaient “dans”la socié­té sans être “de” la socié­té et où les libé­raux expli­quaient par la voix de leur porte-parole , le ministre Fran­çois Gui­zot, que la poli­tique était l’affaire des “hommes de loi­sir”. Les élites de son temps avouaient sans détours l’inégalité et la divi­sion en classes . L’instruction du peuple était seule­ment pour elles un moyen d’instituer quelques média­tions entre le haut et le bas : de don­ner aux pauvres la pos­si­bi­li­té d’améliorer indi­vi­duel­le­ment leur condi­tion et de don­ner à tous le sen­ti­ment d’appartenir, cha­cun à sa place, à une même communauté.

Nous n’en sommes clai­re­ment plus là : nos socié­tés se repré­sentent comme des socié­tés homo­gènes où le rythme vif et com­mun de la mul­ti­pli­ca­tion des mar­chan­dises et des échanges a apla­ni les vieilles divi­sions de classes et fait par­ti­ci­per tout le monde aux mêmes jouis­sances et aux mêmes liber­tés. Dans ces condi­tions la repré­sen­ta­tion des inéga­li­tés sociales tend de plus en plus à s’opérer sur le modèle du clas­se­ment sco­laire : tous sont égaux et ont la pos­si­bi­li­té de par­ve­nir à toute posi­tion. Plus de pro­lé­taires mais seule­ment des nou­veaux venus qui n’ont pas encore pris le rythme de la moder­ni­té , ou bien des attar­dés qui, à l’inverse, ne par­viennent plus à suivre ses accé­lé­ra­tions. Tous sont égaux mais cer­tains manquent de l’intelligence ou de l’énergie néces­saire pour sou­te­nir la com­pé­ti­tion ou sim­ple­ment pour assi­mi­ler les exer­cices nou­veaux que le grand péda­gogue, le Temps en marche, leur impose année après année. Ils ne s’adaptent pas, dit-on, aux tech­no­lo­gies et men­ta­li­tés nou­velles et stag­nent alors entre le fond de classe et l’abîme de l’”exclusion”. La socié­té se repré­sente ain­si à la manière d’une vaste école ayant ses sau­vages à civi­li­ser et ses élèves en dif­fi­cul­té à rat­tra­per. Dans ces condi­tions l’institution sco­laire est de plus en plus char­gée de la tâche fan­tas­ma­tique de com­bler l’écart entre l’égalité pro­cla­mée des condi­tions et l’inégalité exis­tante, de plus en plus som­mée de réduire des inéga­li­tés posées comme résiduelles.
Mais le rôle der­nier de ce surin­ves­tis­se­ment péda­go­gique est fina­le­ment de confor­ter à l’inverse la vision oli­gar­chique d’une socié­té-école. Non seule­ment l’autorité éta­tique et le pou­voir éco­no­mique y sont rame­nés au clas­se­ment sco­laire, mais cette école se pré­sente comme une école sans maîtres, où les maîtres sont seule­ment les meilleurs de la classe, ceux qui s’adaptent le mieux au pro­grès et se montrent capables d’en syn­thé­ti­ser les don­nées, trop com­plexes pour les intel­li­gences ordi­naires. A ces pre­miers de classe se trouve pro­po­sée à nou­veau la vieille alter­na­tive péda­go­gique deve­nue rai­son sociale glo­bale : les répu­bli­cains aus­tères leur demandent de gérer avec l’autorité et la dis­tance indis­pen­sables à toute bonne pro­gres­sion de la classe, les inté­rêts de la com­mu­nau­té ; les socio­logues, poli­to­logues ou jour­na­listes leur demandent de s’adapter, par une bonne péda­go­gie com­mu­ni­ca­tive, aux intel­li­gences modestes et aux pro­blèmes quo­ti­diens des moins doués , afin d’aider les arrié­rés à avan­cer, les exclus à se réin­sé­rer et le tis­su social à se remmailler.

Exper­tise et jour­na­lisme sont les deux grandes ins­ti­tu­tions intel­lec­tuelles char­gées de secon­der le gou­ver­ne­ment des grands frères ou des pre­miers de classe en fai­sant inlas­sa­ble­ment cir­cu­ler cette forme inédite du lien social, cette expli­ca­tion per­fec­tion­née de l’inégalité , qui struc­ture nos socié­tés : le savoir des rai­sons pour les­quelles les arrié­rés sont arrié­rés. C’est ain­si par exemple que toute mani­fes­ta­tion déviante — des mou­ve­ments sociaux d’extrême gauche au vote d’extrême droite — est chez nous l’occasion d’une intense acti­vi­té expli­ca­trice des rai­sons de l’arriération des syn­di­ca­listes archaïques , des petits sau­va­geons issus de l’immigration ou des petits bour­geois dépas­sés par le rythme du pro­grès. En bonne logique abru­tis­sante, cette expli­ca­tion se double de l’explication des moyens par les­quels on pour­rait sor­tir les arrié­rés de leur arrié­ra­tion, moyens mal­heu­reu­se­ment ren­dus inef­fi­caces par le fait même qu’il sont arrié­rés. Faute de sor­tir les arrié­rés de leur arrié­ra­tion, cette expli­ca­tion est en revanche assez propre à fon­der le pou­voir des avan­cés qui ne serait en somme rien d’autre que leur avan­ce­ment même.

C’est bien cela qu’avait en tête Jaco­tot : la manière dont l’Ecole et la socié­té s’entre-symbolisent sans fin et repro­duisent ain­si indé­fi­ni­ment la pré­sup­po­si­tion inéga­li­taire, dans son déni même. Si j’ai cru bon de res­sus­ci­ter ce dis­cours tom­bé dans l’oubli, ce n’est donc pas, encore une fois, pour pro­po­ser une péda­go­gie nou­velle. Il n’y a pas de péda­go­gie jaco­tiste. Il n’y a pas non plus d’anti-pédagogie jaco­tiste au sens que l’on donne ordi­nai­re­ment à ce mot. En bref le jaco­tisme n’est pas une pen­sée de l’éducation que l’on pour­rait appli­quer à la réforme du sys­tème sco­laire. La ver­tu d’ignorance est d’abord une ver­tu de dis­so­cia­tion. En nous com­man­dant de dis­so­cier maî­trise et savoir, elle s’interdit d’être jamais le prin­cipe d’aucune ins­ti­tu­tion où l’une et l’autre s’harmoniseraient afin d’optimaliser la fonc­tion sociale de l’institution. C’est jus­te­ment sur cette volon­té d’harmonisation et d’optimalisation des fonc­tions que porte sa cri­tique. Cette cri­tique ne nous inter­dit pas d’enseigner, elle n’interdit pas la fonc­tion du maître. Elle com­mande en revanche de sépa­rer radi­ca­le­ment le pou­voir d’être pour qui­conque cause de savoir et l’idée d’une fonc­tion sociale glo­bale de l’institution. Elle nous com­mande de sépa­rer le pou­voir d’être, pour un autre, cause d’une actua­li­sa­tion éga­li­taire et l’idée d’une ins­ti­tu­tion sociale char­gée de réa­li­ser l’égalité.

L’égalité , affir­mait Jaco­tot, n’existe qu’en acte et pour des indi­vi­dus. Elle se perd dès qu’elle se pense comme col­lec­tive. Il est pos­sible de cor­ri­ger ce ver­dict, de pen­ser la pos­si­bi­li­té d’actualisations col­lec­tives de l’égalité. Mais cette pos­si­bi­li­té même sup­pose que l’on main­tienne sépa­rées les formes d’actualisation de l’égalité, que l’on refuse par consé­quent l’idée d’une média­tion ins­ti­tu­tion­nelle , d’une média­tion sociale, entre les mani­fes­ta­tions indi­vi­duelles et les mani­fes­ta­tions col­lec­tives de l’égalité. Sans doute les actua­li­sa­tions indi­vi­duelles et col­lec­tives ont-elles la même pré­sup­po­si­tion : la pré­sup­po­si­tion que l’égalité est en der­nière ins­tance la condi­tion de pos­si­bi­li­té de l’inégalité elle-même et qu’il est pos­sible de faire effet de cette condi­tion. Il y a donc ana­lo­gie entre les effets de l’axiome éga­li­taire , comme il y ana­lo­gie entre les effets de l’axiome inéga­li­taire. Mais l’ ana­lo­gie inéga­li­taire fonc­tionne comme média­tion sociale effec­tive . C’est cette média­tion inin­ter­rom­pue que Jaco­tot théo­rise dans le concept d’explication. Mais il n’en va pas de même pour l’analogie éga­li­taire. L’acte qui éman­cipe une intel­li­gence est par lui-même sans effet sur l’ordre social . Et l’axiome éga­li­taire lui-même com­mande de refu­ser l’idée d’une telle média­tion. Il inter­dit de pen­ser une rai­son sociale par laquelle les actua­li­sa­tions indi­vi­duelles se trans­for­me­raient d’elles-mêmes en actua­li­sa­tions collectives.

C’est en effet par là que les rai­sons de l’inégalité s’introduisent dans les rai­sons de l’égalité. La socié­té expli­ca­trice-expli­quée, la socié­té d’inégalité éga­li­sée, com­mande l’harmonisation des fonc­tions . Elle demande en par­ti­cu­lier aux ensei­gnants que nous sommes de fondre notre com­pé­tence de cher­cheurs savants , notre fonc­tion de maîtres tra­vaillant dans une ins­ti­tu­tion et notre acti­vi­té de citoyens en une seule éner­gie qui fasse avan­cer du même pas la trans­mis­sion du savoir , l’intégration sociale et la conscience citoyenne. C’est cette requête que la ver­tu du “maître igno­rant ” nous com­mande d’ignorer. La ver­tu du maître igno­rant est de savoir qu’un savant n’est pas un maître, qu’un maître n’est pas un citoyen, qu’un citoyen n’est pas un savant. Non qu’il ne soit pas pos­sible d’être les trois à la fois. Ce qui est impos­sible en revanche c’est d’harmoniser les rôles de ces trois per­son­nages. Cette har­mo­ni­sa­tion ne se fait jamais que dans le sens de l’explication domi­nante. La pen­sée de l’émancipation com­mande la divi­sion des rai­sons. Elle nous montre qu’il est pos­sible de faire tour­ner la machine sociale tout en tra­vaillant , si nous le sou­hai­tons, à l’invention de formes indi­vi­duelles ou col­lec­tives d’actualisation de l’égalité, mais que ces fonc­tions ne se confondent jamais. Elle nous com­mande le refus de média­ti­ser l’égalité.

Telle est me semble-t-il la leçon que nous pou­vons tirer de cette sin­gu­lière dis­so­nance affir­mée à l’aube de la mise en marche du fonc­tion­ne­ment de la machine sco­laire-sociale moderne. L’égalité ne s’inscrit dans la machine sociale que par le dis­sen­sus. Le dis­sen­sus n’est pas d’abord la que­relle , il est l’écart dans la confi­gu­ra­tion même des don­nées sen­sibles , la dis­so­cia­tion intro­duite dans la cor­res­pon­dance entre les manières d’être et les manières de faire, de voir et de dire. L’égalité est à la fois le prin­cipe der­nier de tout ordre social et gou­ver­ne­men­tal et la cause exclue de son fonc­tion­ne­ment ” nor­mal”. Elle ne réside ni dans un sys­tème de formes consti­tu­tion­nelles ni dans un état des mœurs de la socié­té, ni dans l’enseignement uni­forme des enfants de la répu­blique ni dans la dis­po­ni­bi­li­té des pro­duits à bas prix dans les éta­lages des super­mar­chés. L’égalité est fon­da­men­tale et absente, elle est actuelle et intem­pes­tive, tou­jours remise à l’initiative des indi­vi­dus et des groupes qui , contre le cours ordi­naire des choses, prennent le risque de la véri­fier, d’inventer les formes , indi­vi­duelles ou col­lec­tives, de sa véri­fi­ca­tion . L’affirmation de ces simples prin­cipes consti­tue de fait une dis­so­nance inouïe, une dis­so­nance qu’il faut, d’une cer­taine façon, oublier pour conti­nuer à édi­fier des écoles, des pro­grammes et des péda­go­gies, mais qu’il faut aus­si, de temps en temps, réen­tendre pour que l’acte d’enseigner ne perde pas la conscience des para­doxes qui lui donnent sens.