Un regard rétrospectif, analytique et prospectif sur l’histoire de la “zone neutre” à Bruxelles, espace qui entoure et protège les lieux de pouvoirs dans la capitale et où tous les rassemblements et manifestations politiques sont interdits.
Une zone instituée dans un contexte de conflits sociaux et de crainte des ouvriers
Il n’existe qu’un seul pays dans le monde civilisé où chaque grève est transformée avec enthousiasme et joie en prétexte au massacre officiel de la classe ouvrière. Ce pays à la béatitude unique, c’est la Belgique ! l’État modèle du constitutionnalisme continental, le petit paradis bien abrité et bien protégé du propriétaire, du capitaliste et du prêtre. la terre ne réalise pas plus sûrement sa révolution annuelle que le gouvernement belge son massacre annuel des travailleurs. Karl Marx, The Belgian Massacres, 1869.
Par ces mots tranchants, Karl Marx dénonçait avec fureur la répression violente, féroce et récurrente des grèves en Belgique. Pour la troisième année consécutive, la violence des forces de l’ordre se déchaîne sur la classe ouvrière : 3 morts en février 1867 à la suite d’une grève des métallurgistes de Marchiennes ; en 1868, 10 mineurs tués à Châtelineau par la troupe qui réprime leur grève ; en avril 1869, quatre victimes supplémentaires à la suite de la répression de la grève des mineurs et des métallurgistes de Seraing ainsi que celle des mineurs du Borinage1. Ce tableau effrayant révèle l’aspect incontrôlé et meurtrier du maintien de l’ordre en Belgique à l’époque où la grève ouvrière et le risque d’émeutes tétanisent la classe politique.
Cette peur des débordements caractérise en vérité la Belgique depuis sa naissance en 1830. Dès les débats du Congrès autour des articles de la future Constitution, dont la libéralité impressionnante pour l’époque fut régulièrement soulignée, la liberté de s’assembler en public, qui devait être consacrée, fut immédiatement limitée : outre le fait que les législateurs inclurent les termes « paisiblement » et « sans armes », le débat fut âpre afin de limiter ce droit qui risquait de permettre de gros mouvements de foule. Par exemple, M. Blaignies, membre du Congrès originaire du Hainaut, souhaitait que le texte souligne la possibilité de limiter l’autorisation de ces rassemblements par des lois, ciblant directement dans son allocution le risque de grève ouvrière. Redoutant la possible mise en grève des 60.000 mineurs du Borinage, il estimait alors : « Si rien ne peut s’y opposer [à la grève], nous irons droit à la désintégration de l’industrie belge »2. Cette proposition, qui risquait de permettre de limiter fortement la liberté de s’assembler, fit grandement débat. La solution viendra d’un petit ajout au texte : certes, les Belges sont libres de s’assembler paisiblement et sans armes, sans autorisation et en conformité aux lois existantes, mais ces dispositions ne s’appliqueraient pas « aux rassemblements en plein air qui restent entièrement soumis aux lois de police »3. En limitant de telle manière la liberté de s’assembler, la Constitution donnait par ailleurs un pouvoir important aux bourgmestres, chefs des différentes polices communales de la toute jeune Belgique : ceux-ci allaient pouvoir prendre des dispositions de limitation ou d’interdiction des manifestations de rue sans risquer l’inconstitutionnalité.
La peur de la grève demeure une constante durant tout le XIXe siècle, époque où le maintien de l’ordre est exercé par différentes polices dont les capacités diffèrent. La garde civique, milice créée dès 1830 intervient régulièrement, souvent au grand dam des travailleurs : elle est en fait composée de bourgeois inexpérimentés dont les réactions apeurées sont souvent dramatiques. La gendarmerie fonctionne quant à elle sur une base militaire et use donc de méthodes particulièrement dures : quand elle ne suffit pas, c’est d’ailleurs l’armée qui la supplée. Restent les polices communales sous l’autorité des bourgmestres. Dans les grandes villes, elles se professionnalisent lentement à la fin du XIXe siècle 4.
Pour bien comprendre cette crainte, il faut rappeler que, jusqu’en 1893, le système du suffrage censitaire est d’application en Belgique : seule une infime minorité de la population, masculine, et qui paie le cens, peut voter5. Pour les catégories mises de côté par la démocratie bourgeoise belge, deux des seules manières de faire entendre leurs revendications et de réclamer plus de droits et de justice sont donc la grève et la manifestation. L’inquiétude des « commotions populaires »6 se fait alors d’autant plus intense que le répertoire d’action des classes populaires, aussi bien paysans qu’artisans ou ouvriers, évolue au cours de la moitié du siècle, avec des actions marquées par des émeutes de la faim et des grèves dures s’illustrant par une prise de distance du paternalisme et la formulation de revendications plus précises7. Dans ce contexte politique où la bourgeoisie défend ses intérêts à l’aide d’un appareil policier extrêmement répressif face à des classes sociales jugées émeutières, les conflits sociaux sont marqués par une violence récurrente.
En 1886, la commémoration du quinzième anniversaire de la Commune de Paris tourne à l’émeute et à l’insurrection, notamment dans les bassins de Liège et du Hainaut. La répression est une fois de plus terrible : 24 ouvriers ne s’en sortiront pas. Le journal La Réforme, d’obédience libérale pourtant progressiste, démontre toute la haine de classe que subissent alors les ouvriers : « [La répression] a enfin établi la peine de mort pour les infractions à des règlements de police ». Nous l’avons pourtant vu, la troupe n’avait pas attendu 1886 pour appliquer une telle sentence. Ce climat d’appréhension des émeutes ouvrières est, par ailleurs, entretenu par la création, en 1885, du Parti ouvrier Belge, qui investit la rue8. La crise économique et la bataille en faveur du suffrage universel attisent la peur du rouge qui est d’au- tant plus vive que les socialistes empruntent alors aux libéraux, mais de manière systématique, leur « politique de grande voirie »9. En clair, il s’agit d’organiser à Bruxelles des manifestations de rue orientées vers deux pôles : les boulevards centraux et le quartier entourant les ministères, le Palais royal, et le parlement. avec pour revendication majeure le suffrage universel et comme menace la grève générale.
La bourgeoisie de tous bords s’accorde alors sur la nécessité de protection des institutions qui lui sont exclusivement acquises : aussi bien le Roi qui refuse l’égalité politique et abhorre le drapeau rouge, que le chef de cabinet10, le catholique auguste Beernaert, qui plaide pour une « police gouvernementale » dans la capitale. Les membres du parquet également, qui estiment que les armes légales sont insuffisantes pour réprimer les atteintes aux ministres et au Roi. Charles Buls enfin, bourgmestre libéral de Bruxelles qui, bien que favorable à l’extension du droit de suffrage, entend mettre en pratique des méthodes plus musclées de maintien de l’ordre. Lui qui juge les socialistes irresponsables, qui a pour hantise l’anarchisme et le désordre, décide, dès 189211, de la création d’un espace qui entoure et protège les lieux de pouvoirs à Bruxelles, où tous les rassemblements et manifestations politiques sont interdits. Lors des manifestations bruxelloises, cet espace doit donc être protégé par un dispositif policier important et imposant. C’est la naissance de la « zone neutre ». Pour prendre cette décision, Buls s’appuie sur un décret datant de la révolution française qui accorde au bourgmestre le droit de prendre des mesures de police à titre personnel, sans passer par le conseil communal12. autant dire que la mesure est pour le moins autoritaire, pour ne pas dire arbitraire13.
Un espace critiqué, catalyseur des mécontentements populaires
Dès sa création, la zone neutre fait l’objet de vives critiques dans l’opinion publique bruxelloise, même au-delà des seuls milieux socialistes. L’historien Luc Keunings rappelle d’ailleurs qu’elle ne fut pas seulement contestée mais qu’elle fut également une zone « d’attraction » : « pour beaucoup c’était [la zone neutre] la cible à atteindre et le seul moyen de défier le pouvoir ». Malgré cela, les gouvernements catholiques la pensent comme nécessaire, notamment du fait qu’elle « avait progressivement éloigné et affaibli la pression exercée sur les lieux de pouvoir en déplaçant les mouvements populaires vers les lieux de contre-pouvoir (la grand-Place, le siège des associations ouvrières) ». Après les troubles importants de l’été 1950 (à propos de la question Royale), la loi l’entérine donc définitivement en 195414.
À ce moment cependant, l’institution de la zone neutre, tant décriée par les socialistes au début du siècle, fait l’objet d’un très large consensus au sein de la classe politique belge. En effet, le projet de loi qui l’entérine est alors voté par l’ensemble des partis à l’exception des seuls députés et sénateurs communistes qui s’y opposent15. Le député communiste Théo Dejace en profite d’ailleurs pour rappeler aux socialistes et même aux libéraux leurs anciennes positions :
« Cette proposition est nettement réactionnaire. et si le P. S. C [Parti social- chrétien], traditionnellement dressé contre les libertés populaires, ne pouvait se passer de signer cette proposition, il nous sera permis de trouver insolite la signature des socialistes et même des libéraux. si leurs ancêtres et leurs membres qui ont souvent tenu à dire les quatre vérités à la face des parlementaires de droite et sur le lieu de leurs forfaits étaient informés de ce singulier compagnonnage, il y aurait sans doute encore des violations de la zone neutre.»16
Dans sa critique, Dejace dénonce la dimension anti-démocratique d’un tel espace, qui institue de facto une séparation physique et spatiale entre le peuple et ses dirigeants. Pour le député communiste, des parlementaires dignes de ce nom n’ont aucune raison de craindre le peuple dont ils sont censés être l’émanation : « Vous n’aimez pas, mesdames, messieurs, que le pays puisse exprimer sa réprobation, que les électeurs puissent vous dire que vous ne respectez pas leur volonté […] Il y a des parlementaires qui donnent l’impression d’être réfugiés ici comme dans une casemate ».
Créée pour contenir à bonne distance des lieux de pouvoirs les « classes laborieuses » jugées dangereuses, la zone neutre n’a en vérité tenu qu’un rôle relatif d’éloignement. Elle n’a jamais réellement permis d’apaisement ou de diminution des violences de rue et fait davantage office de véritable lieu d’attraction pour les protestataires qui s’estiment négligés par le pouvoir : si les ouvriers et les socialistes la bravèrent plusieurs fois à la fin du XIXe siècle, le siècle suivant donne lieu à des débordements menés par des catégories de la population bien plus larges issues de divers milieux ou de divers partis. Dans les années 1960, par exemple, de nombreuses protestations contre la guerre du Vietnam tenteront de se rendre devant l’ambassade des États-Unis, juste aux abords de la zone neutre, créant régulièrement des affrontements avec les forces de l’ordre. À cette époque d’effervescence politique et de diversification des mouvements sociaux comme des contestataires, de nombreux militants souhaitent rompre avec l’aspect trop routinier et institutionnalisé des manifestations sur les grands boulevards.
Plusieurs exemples des dernières décennies illustrent bien la manière dont la zone neutre peut constituer un objectif politique pour ceux qui refusent l’idée d’être tenus à distance des lieux de décision ou de représentation, mais qui sont pourtant loin d’être des partisans du désordre. En 1956, soit deux ans après la loi qui l’institue, la zone neutre est franchie par des gendarmes qui revendiquent une augmentation de salaire et qui sont arrêtés de manière musclée par les policiers bruxellois17.
Plusieurs manifestations de militaires ont également eu lieu aux abords de la zone neutre et, le 7 septembre 1979, 400 militaires forcent les barrages de police et de gendarmerie afin de manifester devant le 16 rue de la Loi (siège du gouvernement)18. L’exemple des débordements particulièrement importants de la manifestation des sidérurgistes du 16 mars 1982 prouve encore combien la zone neutre est un objectif crucial pour ceux qui ne souhaitent pas simplement « se promener dans la rue »19.
Enfin, nous pouvons citer un dernier exemple qui illustre bien la tension et la violence que peut générer cet espace. En mai 1975, le personnel soignant de l’ensemble du pays fait grève en front commun pour la revalorisation des barèmes salariaux. À Bruxelles, il est rejoint par le personnel des services communaux des 19 communes de cette agglomération qui réclame également une hausse des salaires. or, ces hausses ont fait l’objet d’un pré-accord avec les syndicats qui tarde à s’appliquer et les salariés sont de plus en plus remontés. À Bruxelles, une manifestation est organisée et pour se faire enfin entendre, c’est vers la zone neutre que vont tenter de s’approcher une partie des manifestants alors que la présence de la gendarmerie est particulièrement massive et démonstrative. Ce climat tendu entre, d’une part, certains des manifestants échaudés, et d’autre part, des gendarmes à l’attitude hostile voire provocatrice va trouver comme catalyseur et démultiplicateur la zone neutre : des manifestants tentent d’y entrer entrai- nant alors une répression violente des forces de l’ordre (avec une vingtaine de blessés sérieux parmi les manifestants).
Malgré les protestations extrêmement vives des députés Louis Van Geyt (communiste), Constant Verhasselt (FDF) et Michel Moock (socialiste) à la Chambre, le principe de la zone neutre semble de plus en plus être accepté au sein de la classe politique. Les députés ciblent en effet avant tout l’attitude des gendarmes dans un climat social particulièrement dur. De nombreux autres exemples comme celui-là pourraient être donnés mais dans les débats parlementaires, l’existence de la zone neutre n’est plus remise en cause. au fil du XXe siècle, cet espace qui délimite et écarte les protestataires des institutions semble de plus en plus être admis par les responsables politiques qui limitent la cause des violences aux tactiques et stratégies du maintien de l’ordre ou à la colère sociale.
Pourtant, il semble d’autant plus important de mener une réflexion sur cet espace que de nombreux groupes protestataires qui tentent de défiler dans les lieux interdits (étudiants, ouvriers, agriculteurs ou fonctionnaires) agissent en toute connaissance de cause : l’interdiction est annoncée par écrit aux organisateurs et la présence des forces de l’ordre la rappelle aux manifestants. L’objectif est donc de transgresser la règle, de jouer avec celle-ci afin d’obtenir davantage ou simplement de se rendre plus visible, mais toujours en mettant en avant sa légitimité : dernier recours, autorités publiques trop peu réceptives, mesures à prendre rapidement, absence de dialogue, etc.
Récemment encore, force est de constater que cette zone demeure à la fois le catalyseur et le lieu de « dernier recours » qu’elle est en vérité depuis le XIXe siècle. En témoigne la manifestation du 10 février 2012 où les pompiers bruxellois transgressent la zone neutre, au grand dam du bourgmestre de Bruxelles qui dénonce vivement leur action. John Pitseys, chercheur et député Écolo, en profite pour pointer les entraves au pluralisme politique que constitue cet espace. Selon lui, la zone neutre ne sépare pas seulement les protestataires des institutions et ne se contente pas non plus d’isoler le conflit social : elle met en scène un consensus « à la belge » en laissant croire que « le consensus devient l’aune à laquelle s’évalue la rationalité et l’équité d’une décision », alors même que « des compromis stupides ou inéquitables ne sont pas seulement possibles, mais inévitables dès lors que le compromis devient le critère ultime de décision ». Dans ce dispositif, la zone neutre apparait alors comme le révélateur de « la mise au frigo de la question démocratique »20.
Cette contradiction apparaît d’autant plus vive que, pour des nouveaux protestataires, elle est par ail- leurs le lieu « tout naturel » vers lequel ils vont converger pour clamer leurs revendications. ainsi, lors du mouvement des gilets jaunes dont un des traits marquants est sans conteste d’avoir bousculé les pra- tiques habituelles d’organisation des manifestations, les manifestants ont eu pour initiative de vouloir défiler dans la zone neutre. À la suite de l’interdiction du bourgmestre, de nombreux participants seront arrêtés, mais certains parviennent à manifester aux abords de la zone neutre entrainant par-là la confrontation avec la police21. Ilse Van de Keere, porte-parole de la police de Bruxelles-Capitale Ixelles, rappelle pour l’occasion aux journalistes de La Libre Belgique : « Il existe un tabou. aucune manifestation ne sera jamais autorisée dans la zone neutre »22.
Quelques mois plus tard, plusieurs actions des militants écologistes d’Extinction Rebellion prennent place dans la zone neutre, provoquant parfois une réaction policière violente et suscitant toujours le même débat : est-ce la faute de la police ou des manifestants ?23 Une certaine tolérance peut cependant parfois s’observer, comme lorsqu’en décembre 2018 les manifestants de « Claim the Climate » manifestent place du Trône, en bordure de zone neutre, avec l’argumentation : « il n’y a pas de zone neutre climatique »24. Cette tolérance au cas par cas selon le type de manifestation et la nature des protestataires posent, par ailleurs, la question de la limitation du principe d’égalité de tous à pouvoir s’exprimer et se faire entendre.
Ainsi, alors que les théories et pratiques de maintien de l’ordre ont évolué depuis la fin du XXe siècle avec le recul progressif de la démonstration de force et de la confrontation au profit d’une « gestion négociée de l’espace public »25(basée avant tout sur le dialogue, la négociation et la responsabilisation des manifestants concernant l’occupation de la rue), la zone neutre fait souvent office d’espace sacré, qui ne peut être remis en question. Le principe de la défense de cette zone relève alors d’une conception ancienne et gendarmique du maintien de l’ordre. Elle dénote particulièrement avec cette évolution récente des conceptions du maintien de l’ordre et témoigne, par son existence même et la nécessité de sa défense, des conceptions différentes qui traversent les forces de police en Belgique dont certains comportements lors de manifestations récentes ont soulevé de vives critiques26.
Un ancien officier de gendarmerie et ancien conseiller au « comité P »27 insistait sur le côté complexe de la gestion de cette zone qui oblige de facto les policiers à adopter une attitude cœrcitive et qui, en plus, demande des effectifs imposants et du matériel conséquent : « on n’est plus dans une philosophie d’approche […] là on a de par la loi une situation très difficile à gérer qui coûte énormément de moyens, parce que c’est grand […]. [on est] de par la conception toujours défendue par le pouvoir central et acceptée par le bourgmestre de Bruxelles, je dis bien avec des dérogations, on est toujours dans une optique de “force doit rester à la loi” où la loi étant violée la police doit intervenir »28.
En comparaison, l’officier cite par ailleurs Het Plein à La Haye, parc qui se situe en bordure du parlement où les manifestations sont autorisées et où les policiers peuvent mettre en place un dispositif de dialogue plus efficace : « Devant le parlement au Pays-Bas il y a un petit parc qui s’appelle « protest zone » et justement là ils ont poussé la conception jusqu’à dire : regardez, nous, parlement, on n’a pas peur, dans cette zone-là vous pouvez venir manifester ». Si aucune étude comparative n’existe entre les deux espaces, nous pouvons tout de même relever l’utilité d’un tel lieu, à la fois en matière de sécurité, mais également en matière de liberté d’expression et d’exercice des droits démocratiques. La dimension surannée de la zone neutre apparait d’autant plus vive qu’elle est une exception en Europe occidentale : il n’existe pas de dispositif semblable à Paris, à Berlin, à Londres ou à La Haye29.
Conclusion
Si certains anciens officiers de gendarmerie nous ont précisé que divers responsables de l’ordre public, qu’ils soient issus du monde policier ou du monde politique, avaient déjà réfléchi au « problème » de la zone neutre, il semble que cette réflexion soit demeurée à l’état d’ébauche et n’ait donné lieu à aucune remise en question profonde. alors que la pression d’un renouvellement démocratique se fait de plus en plus sentir au niveau belge comme européen, que les voix sont de plus en plus nombreuses pour appeler à une meilleure participation des citoyens à la vie publique, ainsi qu’en faveur de l’élargissement de la participation démocratique et de la capacité des citoyens à s’exprimer et à être entendus, il semble urgent de mener une réflexion sur une zone créée dans le but d’éloigner le peuple des lieux de pouvoirs, à une époque où celui-ci était craint et réprimé dans le sang. Bruxelles, « capitale européenne » et siège de plusieurs institutions internationales, constitue le lieu de très nombreuses manifestations et gagnerait à éviter cette règle peu efficace et politiquement suspecte. La zone neutre fait office de symbole de mise à distance des gouvernants par rapport aux gouvernés, à un moment de crise de notre modèle démocratique où le peuple réclame à juste titre de plus en plus d’écoute et de prise en considération. De ce point de vue, l’intervention en 1899 à la Chambre du député socialiste Édouard Anseele à la suite d’une manifestation ouvrière violemment réprimée dans la zone neutre, résonne encore avec force et vérité :
« Cette manifestation a été paisible de la rue de Laeken à la zone neutre ; jusque-là on n’a pas fait de mal ; on a chanté par-ci, par-là, mais aucun dégât n’a été commis. Personne n’a été blessé ; l’ordre a été respecté. C’est seulement à la zone neutre que la bataille a commencé. Que peut-on conclure de cette constatation ? C’est que si la fameuse zone neutre n’avait pas existé, la manifestation aurait continué et aurait fini dans le calme et dans la solennité comme elle avait débuté. donc le fait même de l’existence de la zone neutre, le fait de vouloir empêcher dans une certaine partie de la capitale toute manifestation, est la principale cause des faits regrettables et sanglants qui se sont produits hier. Personne ne saurait nier cette simple constatation des faits. Pourquoi […] continuer, quand vous vous trouvez dans l’alternative de respecter les manifestations, ou d’être obligé de donner des ordres sanguinaires ? Pourquoi ne pas choisir plutôt le moyen pacifique ? laissez les manifestations se produire ; supprimez pour quelque temps, si pas pour toujours, le fameux arrêté qui a créé la zone neutre. Tout restera dans l’ordre, parce qu’au fond les manifestants ne veulent que démontrer au pays, au parlement et au Roi qu’ils désirent maintenir et étendre, par les voies légales et pacifiques, les droits qu’ils ont acquis et, par les mêmes moyens, en acquérir d’autres qu’ils ne possèdent pas encore. »30
Plus d’un siècle après cette dénonciation, il serait peut-être temps que les institutions démocratiques acceptent de s’exposer directement à la critique de ceux et celles qu’elles représentent. En effet, conflictualité et dissensus ne sont pas synonymes de violence.
- J. PUISSANT, « Un lent et difficile processus de démocratisation », in R. HASQUIN, R. LEJEUNE et J. STIENNON (dir.), La Wallonie, le pays et les hommes : histoire, économies, sociétés, Bruxelles, La renaissance du Livre, 1975, p. 171
- Les débats sont, de ce point de vue, édifiants : parmi les craintes formulées par les membres du Congrès, on peut également citer « la masse qui, pour des raisons sociales, excitée par un habile orateur, se muerait en assemblée insurrectionnelle », les « assemblées révolutionnaires qui peuvent être à l’origine de meurtre » ou encore l’exemple de la révolte parisienne de 1830 avec « 40.000 anarchistes qui, durant trois jours, se rendirent maîtres de Paris ».
- K. E. MORTIER, « Le maintien de l’ordre public : commentaire théorique et tactique », in L’officier de Police, n°4, avril 1961, p. 10 – 13.
- L’article 19 (aujourd’hui article 26) est le suivant : « Les Belges ont le droit de s’assembler paisiblement et sans armes, en se conformant aux lois qui peuvent régler l’exercice de ce droit, sans néanmoins le soumettre à une autorisation préalable. Cette disposition ne s’applique point aux rassemblements en plein air, qui restent entièrement soumis aux lois de police. »
- À partir de 1893, chaque homme peut voter et possède au moins une voix, mais certains (détenteurs d’un diplôme, d’une certaine rente ou d’un certain livret d’épargne) peuvent avoir jusque trois voix. En 1919, le suffrage universel masculin est instauré. Les femmes, elles, n’obtiendront le droit de voter qu’en 1948.
- F. VAN KALKEN, Commotions populaires en Belgique (1834 – 1902), Bruxelles, office de Publicité, 1936. Pour une analyse moins datée (et plus objective) voir P. DELFOSSE, Ordre public et conflits sociaux dans la société belge (1830 – 1914), Louvain-La-Neuve, Crehides, 1980.
- g. DENECKERE, Sire, het volk moort : Sociaal protest in Belgïe, 1831 – 1918, Antwerpen, Hadewijch ; gent, amsab, 1997.
- M. LIEBMAN, Les socialistes belges 1885 – 1914 : la révolte et l’organisation, Bruxelles, Vie ouvrière, 1979.
- Tout au long du xIxe siècle, l’opposition entre catholiques et libéraux est féroce en Belgique, notamment sur les questions d’enseignement. outre l’opposition parlementaire, les libéraux mènent aussi une opposition de rue avec l’organisation de grands cortèges qui s’orientaient vers le Palais de la Nation. Entre 1884 et 1914, la Belgique est gouvernée sans discontinuer par des gouvernements catholiques homogènes. après les élections de 1884, les catholiques veulent faire une démonstration de force et organisent, le 7 septembre, une manifestation qui amène 100.000 personnes dans le centre de Bruxelles. 100 000 contre-manifestants libéraux leur font face et la bataille de rue s’engage. Le bourgmestre de Bruxelles, sa police et la garde civique, favorables aux libéraux, laisseront faire. Cet évènement est connu sous le nom de « Saint-Barthélemy des grosses caisses ». F. VAN KALKEN, « Du facteur topographique en matière de mouvements populaires et de leur répression », in Revue d’histoire moderne, t. 15, n°41 – 42, p. 76 – 79.
- Le « chef de cabinet » est l’équivalent du « Premier ministre ». Ce n’est qu’en 1918 que l’expression « Premier ministre » sera utilisé en Belgique.
- Selon le Journal de Bruxelles, l’interdiction date cependant du 27 octobre 1891, mais le bourgmestre envoie une circulaire pour affirmer le principe le 15 février 1892. La zone neutre est alors délimitée comme suit : « outre le parc [royal], les rues et places suivantes : rue de Louvain, rue Ducale, rue Royale, rue de la Loi, place des Palais, Place du Trône, rue Bréderode, place Royale, rue de la Régence jusque la rue Ruysbroeck, rue de Namur et rue de Ruysbroeck jusque la rue des Petits-Carmes, Montagne de la cour jusque la rue Villa Hermosa, passage de la Bibliothèque (non compris les escaliers) et Montagne du Parc jusque place de la chancellerie ». Dans sa circulaire du 15 février, envoyée aux 1ère et 4ème divisions de police, Buls indique à nou- veau l’étendue de la zone neutre et confirme l’interdiction qui s’y rapporte. Il rappelle par ailleurs que « la zone neutre ne doit être en aucun temps le théâtre de manifestation quelconque ». Journal de Bruxelles, 30 juin 1892, p. 1.
- L. KEUNINGS, « ordre public et justice : aux origines de la zone neutre », in Les cahiers de La Fonderie, n°27, décembre 2002, p. 6 – 8.
- La mesure est à ce point antisocialiste que le Journal de Bruxelles, quotidien catholique, écrit même, à la suite d’une manifestation ayant débordé : « la police explique son intervention en invoquant une circulaire du bourgmestre qui interdit aux cortèges socialistes sur le territoire de Bruxelles une “zone neutre” qui comprend la rue royale, la rue de la régence et quelques rues adjacentes ». Journal de Bruxelles, 28 juin 1892, p. 2.
L’idée était par ailleurs déjà en cours au niveau du pouvoir national et un projet de loi est même déposé en ce sens en 1893. Cependant, Charles Buls qui, en tant que député, est chargé de l’examiner en section centrale, réussira à le bloquer. Il y voit en effet les premiers pas vers une police du gouvernement à Bruxelles et souhaite, contre cette idée, affirmer l’autonomie du pou- voir communal. L. KEUNINGS, « ordre public… », loc. cit. - Ibidem.
- annales Parlementaires de la Chambre (aPC), 23 février 1954, p. 17 – 18 (vote par articles) ; aPC, 25 février 1954, p. 17 (vote sur l’ensemble du texte) ; annales Parlementaires du Sénat (aPS), 11 février 1954, p. 750.
- aPC, « Débat sur la proposition de loi tendant à prévenir et à réprimer l’exercice des pouvoirs souverains prévus par la constitution », 4 novembre 1953, p. 4 – 5.
- L. KEUNINGS, « ordre public… », loc. cit., p. 8.
- archives de la ville de Bruxelles, Bruxelles, Police, 712.231, Manifestation de militaires, Rapport du commissaire adjoint, 7 sep-
tembre 1979. - F. WELTER, « L’occupation et la gestion négociée de l’espace public : ou comment concilier revendications sociales et maintien de l’ordre », in Dynamiques : histoire sociale en revue (CARHOP), n°2, juin 2017, p. 3 – 4.
De manière générale, ce numéro Dynamiques intitulé Les mouvements sociaux dans l’espace public : occupations et gestion explore différentes problématiques de l’histoire et de l’actualité de l’occupation de la rue et de sa gestion par les forces de l’ordre, [en ligne]. - J. PITSEyS, « La zone neutre ou comment craindre le pluralisme politique en son nom même », La Revue Nouvelle, n°5 – 6, mai-juin 2012, [en ligne]. Notons, par ailleurs, que l’acceptation de la dimension de conflictualité irréductible à toute société a été pointée par plusieurs chercheurs. Par exemple, Chantal Mouffe fait de cette acceptation un des moyens de renouveler la démocratie : « il s’agit de laisser place aux conflits où les protagonistes se reconnaissent bien comme des adversaires, mais ne se considèrent pas pour autant comme des ennemis ». Voir C. MOUFFE, Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018.
- Le Soir, 30 novembre 2018, [en ligne]
- J.-C. MATGEN, « Les “gilets jaunes” marchent sur Bruxelles : le point sur la manifestation », La Libre Belgique, 29 novembre 2018, [en ligne]
- « “Désobéissance civile” rue de la Loi : une quinzaine d’arrestations administratives dans la zone neutre », 27 janvier 2019, [en ligne] ou encore « Militants d’Extinction Rebellion délogés par la police : “Des indications que tout ne s’est pas passé conformément aux règles” », 13 octobre 2019, [en ligne].
- « Un rassemblement pour le climat annoncé dimanche à Bruxelles », 12 décembre 2018, [en ligne]. Notons toutefois que, depuis 2017, la place du Trône a été retirée de la zone neutre.
- Sur l’évolution générale des manifestations en Belgique et du maintien de l’ordre et pour une présentation des principes de la « gestion négociée de l’espace public », voir q. WILLAERT, « La manifestation comme outil de la contestation. Histoire et particularités de son usage en Belgique », in J. FANIEL, C. GOBIN et D. PATERNOTTE, Se mobiliser en Belgique : raisons, cadres et formes de la contestation contemporaine, Louvain-La-Neuve, Academia, 2020.
- Notons par ailleurs qu’en 2011, c’est sur demande du commandement militaire du Palais de la Nation, sur l’avis de la police locale, que la zone neutre est étendue pour couvrir notamment le parlement de la Communauté française et la maison des parlementaires flamands. La même police locale proposait par ailleurs de supprimer la place du Trône de la zone neutre. Ces modifications sont désormais entérinées et des zones neutres sont par ailleurs instituées pour protéger le parlement régional wallon à Namur et le parlement de la communauté germanophone à Eupen. Sénat de Belgique, document parlementaire n°5- 1256/1, [en ligne] ; Moniteur Belge, 6 juillet 2017, p. 81448.
- e Comité P a été créé en 1991 et a débuté ses activités en 1993 dans le but de doter le parlement fédéral d’un système de contrôle externe sur la police. Il est donc chargé du contrôle du fonctionnement global des services de police. Il doit également être attentif à la manière dont l’efficacité, l’efficience et la coordination policières sont réalisées, mais également veiller au respect des droits et libertés fondamentaux par les services de police. Il peut pour cela recueillir les plaintes des citoyens concernant des dysfonctionnements structurels ou individuels, des négligences ou des erreurs graves qui seraient commises par les services de police.
- Interview réalisée par l’auteur, Liège, 5 mars 2020.
- Dans chacune de ces villes, le processus habituel de demande et de négociation est évidemment d’application. Pour Paris, le préfet peut interdire certains espaces, à Berlin des conditions spécifiques et plus strictes prévues par la loi permettent de manifester devant le Bundestag. Pour La Haye et pour Londres, le règlement spécifie que la police peut rediriger le cortège afin de laisser les entrées des Chambres libres. Règlement pour Londres ; Règlement pour Berlin (fichier PDF) ; Règlement pour Paris ; Règlement pour La Haye ; Règlement pour Bruxelles.
- APC, 29 juin 1899, p. 1844.