Expérience dans le système carcéral israélien & solidarité avec les prisonniers de Palestine et du monde
« J’ai été condamné à sept fois la prison à vie plus dix ans et je pensais que la prison de Nafha serait ma tombe. Heureusement, je ne suis pas resté si longtemps, et j’ai été libéré pour épouser ta mère et t’amener à cette vie », dit mon père sur un ton de plaisanterie. J’ai du mal à comprendre cette litote pour parler d’une expérience inconcevable pour la plupart des gens. Il avait 19 ans lorsqu’il a été arrêté et a passé 13 ans dans le système carcéral israélien avant sa libération en 1985. Treize ans, ce n’était « pas si long » par rapport à sa peine initiale, qui a été suspendue dans le cadre d’un accord conclu pour échanger des prisonniers palestiniens et israéliens.
Je ne me souviens pas que mon père ait jamais montré de regret ou de chagrin pour les années qui lui ont été volées. Il pense que c’est la base de ses principes solides, de son caractère fort, de ses amitiés intimes et de sa vision émancipatrice de la vie. J’ai toujours été fière d’être sa fille et je le serai toujours. C’est un révolutionnaire, et en tant que réfugié palestinien, la pensée révolutionnaire a été une partie organique de son éducation.
Il est né dans une famille dépossédée de Beit Jerja, quatre ans après le nettoyage ethnique de la Palestine par Israël en 1948, un événement que nous appelons la Nakba (catastrophe). Il a grandi dans le camp de réfugiés de Jabalia, où l’oppression coloniale israélienne a défini tous les aspects de la vie quotidienne.
La puissance triomphante de la révolution
Il est arrêté au camp de Jabalia le 23 janvier 1972. Dans son livre With My Own Eyes [fr. Avocate israélienne, je témoigne ] (1975), l’avocate germano-israélienne Felicia Langer raconte l’histoire de sa capture : « Ils l’ont traîné jusqu’au poste de police de Gaza tout en le battant à coups de matraque tout le long du chemin ». Il a été aspergé d’eau extrêmement froide et les soldats ont continué à l’attaquer à coups de matraque partout, au point qu’il a perdu l’ouïe. « Cela a continué pendant dix jours … Puis ils ont menacé de me bannir à Amman, où je serais tué, si je ne parlais pas », lui a‑t-il dit.
Comme beaucoup d’autres Palestiniens, mon père a été automatiquement jugé par un tribunal militaire israélien, où les juges et les procureurs sont des soldats israéliens en uniforme. Les Palestiniens sont toujours d’une manière ou d’une autre coupables de contester l’autorité du régime d’occupation militaire. Selon le groupe israélien de défense des droits humains B’tselem, les tribunaux militaires israéliens « sont fermement ancrés du côté israélien du déséquilibre de pouvoir et sont un des systèmes centraux de maintien du contrôle sur le peuple palestinien ».
Le 30 novembre 1972, le procureur a demandé au tribunal de mener une « guerre sérieuse contre le terrorisme » et d’infliger la peine la plus sévère à mon père et à ses camarades, tous accusés d’appartenir au Front populaire de libération de la Palestine, de tendance marxiste. Selon Langer, le procureur a déclaré avoir fait preuve de clémence en « ne demandant pas la peine de mort ». Avant de rendre son verdict, le juge a permis à mon père et à ses camarades de faire une dernière déclaration, mais a averti : « Je ne veux pas entendre de discours politique ». Son camarade Abdel-Rahman, aujourd’hui mari de ma tante maternelle, a déclaré que cela ne servait à rien puisqu’ils ne reconnaissaient pas la juridiction israélienne. Une émeute a éclaté dans la salle d’audience et les accusés se sont vu interdire de faire d’autres commentaires. Au milieu de tout cela, mon père a crié sa croyance dans « le pouvoir triomphant de la révolution » pour obtenir justice pour eux et pour la Palestine. Malgré une sentence qui promettait la mort en prison, il a maintenu sa foi en une issue révolutionnaire de son épreuve.
Échange de prisonniers du 21 mai 1985
Il retient ses larmes en me racontant l’histoire de sa libération, 13 ans plus tard. « Je ne peux pas oublier le moment où le représentant des prisonniers a commencé à crier les noms des personnes à libérer », dit-il, les yeux rivés sur la peinture qu’il a faite pendant son emprisonnement — des fleurs en floraison et des barbelés parmi les noms des membres de sa famille.
Le processus d’échange a commencé après la capture par Ahmad Jibril du Front populaire de libération de la Palestine — Commandement général (FPLP-CG) de trois soldats israéliens (Yosef Grof, Nissim Salem et Hezi Shai) pendant la première guerre du Liban. Après une longue négociation, un accord a été conclu pour qu’Israël libère 1 150 prisonniers en échange des trois Israéliens que Jibril détenait en captivité. Mon père a été inclus dans l’accord et a été libéré à l’âge de 33 ans. Parmi les autres prisonniers libérés figuraient le révolutionnaire de l’Armée rouge japonaise Kozo Okamoto, qui avait été condamné à la prison à vie, et Ahmed Yassin, le fondateur du Hamas, qui avait été condamné à 13 ans en 1983.
Le prisonnier chargé de lire la liste des détenus libérés était Omar Al Qasim, né à Jérusalem, membre dirigeant du Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP) qui a joué un rôle crucial dans le Mouvement des prisonniers palestiniens à partir de 1968 en tant que l’un des premiers prisonniers politiques palestiniens. Il était au départ enthousiaste, espérant être libéré lui aussi. Chaque fois qu’il prononçait un nom, un cri de joie faisait trembler les murs de la prison. Peu à peu, l’ expression de son visage a commencé à changer, luttant pour parler lorsqu’il a réalisé que son nom n’était pas inclus. Mon père pense qu’il s’agissait d’une forme de torture psychologique mise en scène par le directeur de la prison israélienne. Al Qassim est mort quatre ans plus tard de négligence médicale dans une cellule israélienne après 31 ans de résistance en captivité.
Mon père décrit ce moment chargé d’émotion comme aigre-doux. Le bonheur des prisonniers libérés était incomplet à l’idée de laisser les autres prisonniers dans cet endroit horrible où le soleil ne brille jamais. « Nous étions comme une grande famille qui partageait tout. Nous avons collectivement fait face à la même douleur et nous nous sommes unis pour lutter pour une cause », me dit-il. « Bien que je sois libre maintenant, mon âme sera toujours avec mes camarades qui restent là-bas ».
L’histoire se répète. Le 18 octobre 2011, nous avons vécu un événement historique similaire avec un accord d’échange de prisonniers impliquant le soldat israélien Gilad Shalit, qui a été capturé par la résistance alors qu’il était sur le toit d’un char israélien qui envahissait Gaza. Tout comme ce qui s’est passé avec Shalit, la capture de trois Israéliens en 1982 a provoqué un tollé dans l’opinion publique israélienne et les médias internationaux, mais les milliers de prisonniers palestiniens sont passés inaperçus.
Détention administrative et résistance
Le déséquilibre des pouvoirs entre l’autorité occupante et le peuple occupé est toujours minimisé par la couverture médiatique internationale de ces événements. Les soldats israéliens sont présentés comme ayant été kidnappés par des « terroristes ». Pendant ce temps, des milliers de prisonniers politiques palestiniens languissent dans les prisons israéliennes, leurs droits fondamentaux à un procès équitable, aux soins médicaux et aux visites de leur famille ou de leur avocat étant bafoués — sans parler du contexte toujours présent du colonialisme des colons israéliens, du siège et de l’occupation militaire.
Le sort des prisonniers reste au cœur de la cause palestinienne, d’autant plus qu’Israël utilise la détention pour écraser la résistance. Depuis la Nakba, plus d’un million de Palestiniens ont été emprisonnés, y compris des enfants. La puissance occupante justifie ce recours à la détention administrative en affirmant qu’elle détient des informations secrètes. Ces informations ne sont pas communiquées aux détenus administratifs ni à leurs avocats, ce qui laisse de nombreux prisonniers palestiniens dans une situation inhumaine, sans procès ni inculpation officielle.
Mon père a toujours dit que « « les prisonniers sont des martyrs vivants » et que les prisons israéliennes sont des « tombes pour les vivants ». Les protestations nationales exigeant la libération de tous les prisonniers palestiniens ont pratiquement fait partie intégrante de mon éducation.
Malgré les nombreuses injustices de la captivité, le mouvement des prisonniers palestiniens n’a jamais été brisé, avec des efforts de résistance incluant des grèves de la faim organisées. La position adoptée par les détenus est une source d’inspiration tant en Palestine que dans le monde entier, surtout si l’on tient compte du fort sentiment d’internationalisme que l’on retrouve dans les efforts de solidarité avec la Palestine. Angela Davis, par exemple, a rappelé que « la solidarité venant de Palestine a été une source majeure de courage » pendant son emprisonnement au début des années 1970.
La pandémie de Covid-19 a mis en lumière les droits des prisonniers dans le monde entier. Des USA à la Palestine, nombreux sont ceux qui constatent les injustices institutionnelles du complexe industriel carcéral et les niveaux de profit réalisés, et qui ont commencé à remettre en question ce système de manière beaucoup plus critique qu’auparavant . Nous imaginons enfin la possibilité d’un monde dans lequel de telles institutions n’existent plus. Plus que jamais, il est temps de s’organiser au niveau local, national et international pour les droits et la liberté des prisonniers palestiniens.
Leur liberté sera un triomphe pour l’humanité.